Cet article est paru en 2017, dans le numéro 120 de notre magazine Acteurs de la filière graphique. Retrouvez tous les numéros sur notre page dédiée.

COURTS TIRAGES, MINI-BUSINESS ?

Une déclaration, certainement plus qu’aucune autre, aura retenti (et suscité dans l’assistance des moues diversement approbatives) durant cette édition 2017 du séminaire Interquest, dédié à l’impression numérique de livres : « Le livre à la demande n’est pas l’affaire de grosses structures, c’est de la bricolette. Il faut des gros tirages pour gagner de l’argent » lâchait en effet un Jean-Paul Maury un brin provocateur. De quoi en effet très vite défricher le débat…

C’est pourtant l’une des raisons d’être d’Interquest : démontrer, exemples et expériences à l’appui, la viabilité (notamment économique) de l’impression numérique en tant que véhicule technologique vers les courts tirages, et avec elle sa cohorte de succès disruptifs, originaux, inspirants et donc potentiellement avant-coureurs. Y aurait-il toutefois matière à penser que par la mise en exergue de la réussite de quelques-uns on masquerait à son insu les difficultés du plus grand nombre ?

L’impression numérique, éternelle technologie d’appoint ?

« La priorité c’est la lecture, il nous faut des lecteurs et c’est pourquoi il nous faut avant tout nous intéresser aux usages » prévient Pascal Lenoir Directeur de la production chez Gallimard. Un rappel qui peut sembler relever de la plus simple évidence mais qui a le mérite de mettre du liant (et du sens) dans des considérations technico-stratégiques qui, pour le coup, continuent de diviser. Ou à tout le moins de susciter le débat… « Selon Smithers Pira, le marché mondial de l’imprimerie – packaging compris – pèse pour 785 milliards de dollars en 2017. A ce jour, l’impression numérique jet d’encre et laser représente moins de 4% des volumes produits et en 2022, on les dépassera à peine avec une projection à 4,3% » développe en effet Jean-Paul Maury, Président du groupe d’imprimerie éponyme. « Bien sûr la part de l’offset diminue, celle de l’héliogravure également. C’est la flexographie qui porte une large part des hausses de volumes, grâce au marché de l’emballage » souligne-t-il à raison, même s’il faudrait certainement compléter en rappelant qu’en terme de chiffre d’affaires, la part dévolue à l’impression numérique croit de manière autrement plus sensible que ne le laisse soupçonner la seule référence aux volumes cités. Ainsi (toujours selon Smithers Pira), déjà en 2017, 16,4 % du CA de l’imprimerie mondiale était porté par l’impression numérique et nous devrions tendre vers les 20 % d’ici 2022. Si telle progression apparaît encore faible et trop lente aux yeux de certains, notamment au regard de l’instance avec laquelle l’impression numérique était (et reste) promue comme la technologie d’impression de demain, jusqu’à marquer au fer rouge une édition 2016 de la Drupa qui lui a été largement consacrée, elle peut se targuer de faire émerger de nouveaux « modèles gagnants » au risque de les faire se concentrer sur ce que l’on a pris l’habitude d’appeler des « niches ». De fait, qu’il s’agisse de ramener l’impression numérique – et notamment le jet d’encre – à sa réalité concrète de technologie d’appoint, ou qu’il faille souligner au contraire à quel point ses spécificités constituent des relais de croissance et d’innovation particulièrement vivaces, les discours à son sujet oscillent entre attentisme (voire scepticisme) et optimisme adossé à des sucess stories qu’Interquest ne manque jamais de mettre en valeur chaque année…

Jouer la carte de la convergence des flux

« Les petits et gros tirages doivent être appréhendés comme des flux d’approvisionnement » tranche Pascal Lenoir, qui ne veut pas opposer entre elles des technologies évidemment complémentaires, dans un contexte où les marchés exigent de toute façon de savoir faire le grand écart… Car de l’importance réaffirmée du bestseller – moteur économique incontournable pour le marché du livre – à la baisse continue du tirage moyen, il faudra, plus encore demain que jamais, être en mesure de répondre à toutes les demandes. Car c’est bien l’amplitude desdites demandes, du livre à l’unité aux succès qui s’arrachent à centaines de milliers d’exemplaires, qui ne cessent de s’étendre. De sorte que, pour Karima Gambit (Centre de diffusion de l’édition), « différents modèles vont coexister, ce qui va demander des investissements importants aux distributeurs ». Une déclaration qui fait évidemment écho à l’émergence du projet Copernics (cf. Acteurs n°118), système d’impression à la commande géré en interne par Interforum, filiale de distribution du groupe Editis. Grâce à une automatisation complète sans rupture de charge entre la production et la logistique, il permet en effet le déclenchement de l’impression, même pour un exemplaire unique, dès qu’une commande est passée. Comprendre : sans en passer par l’imprimeur traditionnel dès lors que la référence appartient au catalogue d’Editis, n’est pas en stock chez le libraire et génère un tirage en-dessous des 3000 unités. Pensé pour fluidifier l’articulation production/distribution, Copernics s’appuie sur une technologie d’impression numérique fournie par le prestataire américain Epac Systèmes, dans une optique conjointe d’optimisation des stocks et de réduction des délais de livraison. Un modèle ambitieux mais qui suscite – toujours – la prudence chez Jean-Paul Maury, qui émet quelques réserves : « Je ne suis pas sûr qu’Interforum réduira ses stocks autant qu’il le prétend et je ne suis pas forcément convaincu de la rentabilité du projet » admet-il, lui qui reste ainsi suspendu à l’idée selon laquelle on ne compense pas la perte de vitesse des modèles traditionnels par des appels d’air liés au développement des courts tirages, l’impression offset semblant en effet en décroissance inéluctable, quand bien même devrait-elle encore assurer 70 % des volumes produits en 2022…

Le livre un marché solide… sur le papier

Mais alors, pendant que les acteurs de la filière et les industriels rebattent les cartes de marchés sans cesse plus hétérogènes et éclatés, comment se porte livre en tant qu’objet culturel ? Gilles Biscos (Interquest) se fait le relai de ventes en relative perte de vitesse outre-Atlantique, s’agissant en fait plutôt d’une quasi-stagnation autour de 840 millions d’exemplaires écoulés en 2016, dans un rapport toutefois plus favorable au print : c’est en effet l’ebook qui concentre à lui seul le reflux global des ventes enregistrées, les ventes de livres imprimés ayant même encore augmenté en 2016 aux Etats-Unis (+ 3 %). Ce que l’on pourrait commencer à identifier comme le déclin de l’ebook s’observe également ailleurs en Europe, jusqu’en des territoires qui lui étaient pourtant traditionnellement plus propices puisqu’en Grande Bretagne, alors qu’il y était donc notablement mieux implanté, il s’est écroulé à – 17 %. Une simple question de prix pour certains (la version numérique d’un livre étant encore paradoxalement souvent plus chère que son itération imprimée), un mal plus profond pour d’autres… « S’il n’y a pas de valeur ajoutée par rapport au papier, ça ne progressera pas » considère en effet Pascal Lenoir, qui rappelle toutefois à quel point le cas du livre doit être observé sous le prisme de son exception : « Les digital natives sont indéniablement plus ouverts à l’idée de lire sur des écrans. Les effets s’en sont déportés sur des segments de marché beaucoup plus attaqués que le livre. C’est le cas de la Presse notamment ». Sans doute en effet protégé par une quasi-imperméabilité aux sirènes de l’immédiateté, le livre ne saurait effectivement être comparé avec des supports d’information pure, même si quelques familles de marché semblent plus exposées. « Le numérique aura son mot à dire sur des segments tels que la science-fiction ou la littérature romantique, entre autres » estime en effet Karima Gambit, laquelle rejette pour autant l’idée selon laquelle le salut de l’ebook passerait par le porte monnaie : « Il ne faut surtout pas casser les prix, y compris en numérique » lance-t-elle au titre de mise en garde.

Jet d’encre couleur : une qualité à la hauteur ?

Alors que la question n’en finit plus de se poser, Frédéric Fabi (Dupliprint), fidèle à un positionnement déjà maintes fois défendu, persiste : « La qualité d’impression en jet d’encre n’est pas un frein chez nous, elle est suffisante pour différents produits. Le frein, c’est le prix des encres dès qu’il s’agit de faire de la couleur… Plus ce prix baissera, plus on pourra aller vers des tirages éligibles au jet d’encre ». Car c’est certainement là la nuance qui fait aujourd’hui dire que la qualité d’impression ne s’apprécie finalement qu’à l’aune de ce qu’elle coûte et donc de ce qu’elle est en mesure de rapporter… «Qu’il faille en plus recourir à un papier spécial plombe un peu la profitabilité du procédé » ajoute Richard Dolando (Editis), finissant de recentrer le sujet non pas tant sur de strictes questions qualitatives que sur les modèles économiques attachés à l’impression numérique. Des modèles d’autant plus fragiles qu’ils s’avèrent très dépendants du prix des consommables et, certainement pour cette raison, encore relativement marginaux au regard de ce que pèse toujours l’offset… « Chez Dupliprint, nous avions pour objectif de produire 60 % de nos volumes en impression numérique couleur dès 2016 et nous n’y sommes pas arrivés, assez loin s’en faut. Seule 30 % de notre production est aujourd’hui assurée en jet d’encre couleur » reconnaît Frédéric Fabi, qui reste toutefois là dans des proportions nettement au-dessus de la moyenne nationale, qui voit le volume d’impression numérique jet d’encre largement préempté par le noir (93 %), la couleur stagnant donc autour de 7 %. A n’en pas douter, s’il est certainement encore des progrès techniques à conduire sur cette technologie, l’étincelle qui permettrait au jet d’encre couleur d’exploser est plus probablement d’ordre économique. Plus d’un an et demi après la bien-nommée «Drupa du numérique », force est de reconnaître que ladite étincelle se fait attendre…