Fabrègue : de la petite boutique au groupe industriel
Le Groupe Fabrègue, adhérent historique de l’UNIIC, c’est aujourd’hui 36 millions d’euros de chiffre d’affaires, réalisé à 70 % par Fabrègue Imprimeur et 30 % par Fabrègue Duo, lui-même doté de deux activités (50 % de négoce d’articles de bureau et 50 % d’impressions administratives pour les collectivités locales). C’est 300 collaborateurs sur un seul et unique site de production, à Saint-Yrieix-la-Perche (Haute Vienne). Mais au départ, ce n’était qu’une petite boutique de lithographie…
D’une guerre à l’autre…
Le Groupe Fabrègue, par la voix d’Emmanuel Fabrègue, son actuel dirigeant (et, entre autres, membre du Bureau Exécutif de l’UNIIC), aime à rappeler quand et comment son Histoire a débuté : “Le premier imprimeur c’est mon arrière-grand-père, qui s’est installé en haute Corrèze à Bort-Les-Orgues en 1892. Il s’y est installé comme imprimeur lithographe parce qu’il avait fait les Beaux-Arts de Paris. Il gravait donc ses pierres, mais s’est vite aperçu que cette activité peinerait à le nourrir, donc il est vite devenu typographe, avant une histoire faite de bouleversements assez systématiques. Mon arrière-grand-père est mort très jeune, son fils – mon grand-père – n’avait alors que 14 ou 15 ans et on lui fait arrêter ses études pour reprendre la boutique. Etant né en 1894, comme beaucoup d’autres Français de l’époque, on lui a trouvé une autre vocation en 1914 et a été porté disparu. Sa mère, se retrouvant veuve et avec son fils porté disparu, a dès lors vendu la boutique, pour revenir dans sa famille natale en basse Corrèze. Mais 18 mois plus tard, son fil est retrouvé ! La boutique étant vendue, il s’installe à Saint-Yrieix-la-Perche (Haute Vienne), où nous sommes toujours aujourd’hui, uniquement parce qu’il s’est trouvé une petite imprimerie à vendre à ce moment-là, en 1919. C’est là qu’il donne le premier caractère industriel à l’entreprise, en développant des produits qui étaient très administratifs, majoritairement pour les collectivités locales. A la veille de la deuxième guerre mondiale, ils étaient passés de quatre salariés en 1920 à une cinquantaine. Une belle progression avec trois déménagements et la construction d’une nouvelle usine, mais arrive donc la guerre et l’histoire se renouvelle : l’activité tourne au ralenti puisque l’entreprise, qui avait une certaine croissance avec des salariés qui étaient jeunes, presque tous partis à la guerre, se retrouve en effectifs très réduits, avec toutes les complications que l’on peut imaginer en cette période-là. Le 6 juin 1945, à 50 ans, mon grand-père décède brutalement d’une attaque cardiaque. Là encore, l’histoire se répète : mon père avait 14 ans à l’époque. C’est ma grand-mère qui reprend alors ce qui reste de l’entreprise, pour laisser à mon père le temps de terminer ses études. Il part faire une formation en imprimerie à Paris et revient en 1952, date à laquelle il reprend l’entreprise, lui redonne de l’allant, toujours sur les métiers qui étaient ceux de son père et sur le marché de l’imprimé administratif. Nous resterons d’ailleurs spécialisés sur ce segment de marché jusqu’à la fin des années 80 ».
Une réorientation stratégique nécessaire
Un historique d’entreprise à la fois peu commun et caractéristique de l’importance particulière du legs familial dans les métiers de l’imprimerie, qui sont à la fois des métiers de passion et de transmission. « Je suis pour ma part rentré dans l’entreprise en 1983, mon frère en 1985, et notre père nous a posé une question : est-ce que vous considérez que les marchés qui sont les nôtres sont susceptibles de pérenniser l’entreprise ? Il faut bien se rendre compte qu’à cette époque-là, nous ne savions pas ce qu’était une quadrichromie : on ne faisait que des imprimés administratifs, avec des imprimés pour les collectivités locales (mairies, principalement), le recueil des lois et règlements de l’éducation nationale et les feuilles de sécurité sociale, qui ont été remplacées par la carte SESAM-Vitale. La réponse que nous avons donnée à notre père était donc clairement « Non »… Nous savions que si nous restions sur ces secteurs d’activité, grâce auxquels nous vivions pourtant très bien à l’époque, nous n’avions pas d’avenir. Et nous ne nous étions pas trompés : ces documents n’existent effectivement quasiment plus. Nous avons donc complètement changé la stratégie de l’entreprise, à 180 degrés. Nous sommes rentrés dans le monde la couleur, mais en prenant des places là où elles étaient encore disponibles : à la fin des années 80, la réorientation que nous estimions la plus porteuse, c’était dans le monde de la communication. En 1991, notre père a été emporté en trois mois par un cancer généralisé et nous nous sommes retrouvés, mon frère et moi, à la tête de l’entreprise sans en avoir la moindre action. Cette succession a été relativement douloureuse parce que, dans ces cas-là, l’Etat réclame son dû et il nous a fallu 10 ans pour nous en relever complètement”.
… Et des questionnements de plus en plus urgents
L’occasion de demander à Emmanuel Fabrègue si cette expérience, cette capacité à anticiper les mutations des marchés, elles-mêmes adossées à des pratiques changeantes, est comparable aux capacités d’adaptation dont il faut faire preuve aujourd’hui, le Web et la démocratisation des devices numériques et connectés ayant profondément modifié nos modes de communication : “Non, les choses s’appréhendent aujourd’hui de façon totalement différente. On arrive peut-être au bout du bout en termes de volumétrie. Les papetiers nous disent par exemple que depuis le début de l’année, c’est près de 13 % des volumes qui ont disparu en Europe : 13 % pour la roto, 9 % pour la feuille. On continue pourtant à avoir des machines de plus en plus performantes. Si on regarde le temps de calage entre la première machine feuille quadri dans laquelle on a investi en 1990 et notre 8 couleurs LED-UV aujourd’hui, c’est faramineux. On produit donc de plus en plus vite, avec des volumes qui sont de moins en moins importants et nous sommes encore quand même beaucoup d’acteurs, avec des prix qui sont de plus en plus bas…”
Une lucidité qui lui vaut de penser que le secteur traverse aujourd’hui “une tempête qu’il faut affronter”, selon ses propres mots. Car le pire serait certainement de subir, sans ouvrir les yeux sur les réelles opportunités qui se profilent peut-être… “Ce que l’on peut attendre du collectif, entre autres choses, tient à mon avis en la défense de l’ “Imprimez en France”. Les gens y sont de plus en plus sensibles, comme ils sont sensibles au bio. Les discours anti-papiers, qui étaient souvent portés par de grands groupes bancaires, de télécoms ou d’assurance, étaient plus liés au prix du timbre qu’à des arguments écologiques ou environnementaux. Une feuille A4 éditique, c’est 2 à 3 centimes, quand on paye 50 à 60 centimes de timbre… Inutile de chercher plus loin les vraies raisons de la diabolisation du papier. On n’entend plus vraiment le discours “On a coupé des forêts pour faire du papier”, on a au contraire réussi à faire passer le message qu’entretenir les forêts, c’est les valoriser, c’est de l’élagage etc. Aujourd’hui, l’ennemi médiatique s’appelle le plastique. Nous sommes donc dans une période certainement moins défavorable qu’elle n’a pu l’être. Aujourd’hui, il faudrait peut-être poser cette simple question : qui va payer vos retraites demain ? Les Bulgares ou les imprimeurs français ? Donc je pense qu’il faudrait en effet beaucoup plus développer le made in France, le Print in France en l’occurrence. Les coûts de transport vont augmenter et relocaliser relève d’une démarche de bon sens, parce qu’on se dit, de plus en plus, qu’il est idiot d’aller faire ailleurs ce qu’on peut faire ici, à des coûts parfaitement raisonnables. A nous d’enfoncer le clou !”
Circuits courts, relocalisation : un objectif commun ?
Un discours porté avec d’autant plus d’assurance que l’entreprise est profondément attachée à son ancrage local, en dépit des difficultés qui peuvent en résulter : “On est maintenant dans une grande région qui s’appelle la Nouvelle Aquitaine mais le Limousin était une toute petite région, assez “loin de tout ” Nous avons 4 ou 5 clients sur la région, mais ça ne pèse en tout et pour tout que 3 % de notre CA. Quand on est à Lyon, Lille, Paris, Toulouse ou Marseille, on a un vivier forcément beaucoup plus important. En contrepartie, nos racines sont ici. Mais je trouve un petit peu dommage que ce soit un tel handicap, contrairement à l’Allemagne par exemple où les infrastructures sont nettement mieux adaptées. Pour faire des petits volumes là où nous sommes placés, avec de l’impression numérique, les frais de livraison à Paris, par exemple, rendraient ça absolument inabordable : c’est un marché sur lequel on ne peut même pas aller” regrette-t-il, sans y voir pour autant une fatalité : “Je suis intimement convaincu qu’à terme, cela changera. La vraie question reste de savoir “quand”. Je participe régulièrement à des sessions de formations de l’APM (l’Association Progrès du Management, ndlr), en compagnie, notamment, d’autres imprimeurs. On se rencontre tous les mois autour de différents sujets et parmi les derniers intervenants, Philippe Dessertine (économiste et expert des questions financières, ndlr) estime que la relocalisation via les circuits courts est inévitable pour les années qui viennent. Les grandes – ou “trop grandes” – métropoles vont devenir trop difficiles d’accès et il sera de plus en plus difficile d’y vivre. Selon lui, les mouvements de décentralisation/relocalisation vers les régions feront donc partie de la 4ème Révolution Industrielle, parce que les aspirations des gens vont être différentes”. Une perspective qu’il admet certes être “incertaine” et en incapacité évidente de répondre à tout, mais qui constitue une piste de réflexion intéressante lorsqu’il s’agit de conduire ce délicat – mais perpétuel – exercice : penser et repenser la stratégie de son entreprise au gré de l’époque et des “tempêtes” qui lui font face. Un défi passionnant, débuté en 1892, et qui ne semble pas près de s’arrêter…