LES EFFETS PERVERS DE LA CHASSE AUX FAKE NEWS

Ça ne vous a certainement pas échappé : nombre de médias écrits et de grandes chaînes réservent désormais une partie de leurs rubriques et de leurs JT à la déconstruction des dernières fake news en vogue. Elles sont ainsi succinctement présentées puis démontées, dans ce qui ressemble à un travail salutaire d’assainissement du paysage informationnel. Rien que de très utile à première vue. Pourtant, il s’agirait de ne pas tomber dans une forme de séparatisme binaire qui distinguerait sans s’encombrer de nuances les « fake news » des informations dignes d’être qualifiées comme telles, comme si elles ne pouvaient relever que de l’une ou l’autre de ces catégories. Parce que la réalité de l’information, au sens du retraitement dont elle fait nécessairement l’objet, appelle à des arbitrages bien plus subtils…

Évacuons une première évidence : oui, les fake news existent, pullulent en grand nombre sur la toile, consistant pour les pires d’entre elles à un établissement sciemment mensonger des faits, souvent sur fond de sensationnalisme plus ou moins grossier. En cela, les règles et bonnes pratiques visant à savoir repérer – et éventuellement disqualifier – les sources douteuses devraient relever de réflexes à maîtriser pour quiconque entend s’y retrouver dans une jungle informationnelle plus abondante que jamais. Nombre d’acteurs s’y emploient d’ailleurs – plutôt à bon escient – en déclinant des méthodes de « tri » que nous vous conseillons d’appliquer, sans réserve outre mesure. Mais au-delà de ces principes de base, il conviendrait certainement aussi de mettre en garde sur les raccourcis qui peuvent procéder d’une vision simpliste (car probablement « simplifiée ») du problème, l’imagerie fantasmée des fake news charriant elle aussi – et c’est d’une ironie toute paradoxale – son lot d’idées reçues illégitimes…

Une tendance à surestimer les effets des fake news

C’est certainement là l’hypothèse de recherche la plus encline à battre en brèche une idée reçue encore trop peu contestée : celle qui établirait que les fake news ont déjà pesé sur les équilibres démocratiques, mettant en danger la juste perception de la réalité. Allons-y même carrément : l’écosystème numérique, parasité par des fake news foisonnantes, nous aurait fait rentrer de plain-pied dans l’ère de la « post-vérité », ce monde terrible dans lequel les faits objectifs n’importeraient plus, au profit d’une émotion construite pour manipuler. Ainsi en irait-il – dans la vision la plus radicale du phénomène – de l’élection de Donald Trump, du Brexit ou encore de la crise des Gilets jaunes… Or, selon le sociologue Dominique Cardon, s’appuyant en cela sur les résultats des dernières enquêtes parues aux Etats-Unis fin 2018, dont notamment Network Propaganda de Yochai Benkler, Robert Faris et Hal Robert, les travaux conduits sur ces questions n’ont absolument pas démontré la « réalité » d’un tel glissement, avançant même qu’en l’état, les effets mesurables et mesurés des fake news sont « faibles », à moins cependant qu’elles ne se voient reprises et donc « blanchies » par des médias identifiés comme étant ceux du système. Autrement dit : une fake news ne produit des effets significatifs qu’à partir du moment où elle s’insinue au centre du traitement médiatique, et non à la marge. Dit encore plus simplement : ce qui reste à la marge des grands médias, ne produit que des effets marginaux. Voilà qui permet à la fois d’amorcer la déconstruction d’un imaginaire où les fake news émergeraient de rien pour bousculer les croyances populaires, tout en poussant à accepter que ce qui se passe a donc d’autres causes, probablement plus profondes et non-attribuables à la seule crédulité d’un corps social soi-disant nourri de mensonges. Car si les modes de communication nomades et connectés ont effectivement offert aux rumeurs et autres mythes collectifs de nouvelles formes de propagation, et donc une nouvelle forme de visibilité, ils ne les ont pas inventés pour autant. Les « fake news » ne sont ainsi guère que le résultat d’une reconfiguration numérique du phénomène. Un phénomène bien antérieur à nos préoccupations présentes et pour tout dire quasi-inscrit dans l’ADN des organisations humaines, ces mythes répondant au besoin de « croire » et d’offrir des alternatives (quoi qu’elles vaillent) au discours dominant.

Aucune catégorie sociale n’a le monopole de la crédulité

L’idée reçue la plus infantilisante et condescendante sur tel sujet réside probablement en la propension de tout un chacun à voir en la multiplication des fake news le résultat de la crédulité des autres. En découlent des suppositions qui dérivent vite en des convictions grossièrement échafaudées, qui voudraient que les classes populaires les moins éduquées et/ou les classes d’âge les moins rompues à la maîtrise des outils numériques, soient les seuls vecteurs de propagation des fausses informations. La suite logique d’un tel raisonnement évoque ainsi souvent les supposés effets pervers du Web, qui parce que le médium grouille d’informations diversement fiables, agirait comme un piège sur une population naïve, peu armée et peu encline à remettre en cause des contenus dits « populistes ». De fait, on a assisté à un basculement du discours ambiant, qui vantait jadis le libre arbitre d’individus libérés du joug des quelques médias jouissant sur les masses d’une mainmise verticale, pour aujourd’hui conspuer tout à l’inverse l’horizontalité perverse d’une foule de sources pourtant très diversement crédibles, ajoutant que – décidément – les gens usent bien mal de toute cette « liberté », si tant est qu’il faille la qualifier de la sorte… S’il ne fait aucun doute que ces réserves sont pour partie justifiées – car tout ne se vaut pas sur Internet, loin s’en faut – une cure d’humilité semble devoir s’imposer. A la fois parce que personne n’est à l’abri d’être crédule lui-même, jusqu’à partager en méconnaissance de cause des contenus douteux, et parce que lorsque la faute est clairement imputable à des relais pourtant réputés « sérieux », les effets en sont d’autant plus dévastateurs. Il faudrait faire là l’inventaire des erreurs commises par l’AFP lorsque ces derniers annoncent à tort la mort de Martin Bouygues en 2015, celles du personnel politique lui-même parfois incapable d’identifier la nature exacte des contenus numériques qu’il relaie (rappelons-nous Christine Boutin citant un article parodique du Gorafi, dans le plus parfait premier degré), ou encore celles de la Presse dans son quasi-ensemble lorsqu’une multitude de titres annonce – dans le sillage du Parisien – l’arrestation le 11 octobre 2019 de Xavier Dupont de Ligonnès, démentie dans un climat de honte générale moins de 24 heures plus tard etc. On pourrait ici arguer qu’il y a une grande différence entre « se tromper » et « tromper », en ce sens que faire erreur ne relève effectivement pas du même procédé que celui qui consiste à mentir. Sauf que, disons-le tout net, les fausses informations précisément construites dans le but de « tromper » n’existent qu’à partir du moment où d’autres les partagent. Et redisons-le : leur capacité de nuisance demeure tout à fait marginale, sauf à ce qu’elles se frayent un chemin jusque dans l’appareil médiatique central, soit celui qui fonde toujours l’essentiel de ce que l’on considère être effectivement « des informations ». C’est bien pour cela qu’un mensonge officiel portera toujours plus à conséquence que cent mensonges complotistes obscurs. Alors s’il importe en effet de dénoncer les fake news les plus grossières circulant çà et là sur les réseaux sociaux, s’il faut effectivement sensibiliser au tri sain de l’information et s’il faut par ailleurs aussi souligner combien une information de qualité suppose du temps et des moyens, sûrement convient-il aussi de ne pas s’exclure des critiques qui ne doivent pas exclusivement viser des profils sociaux caricaturés, le phénomène étant concrètement bien plus global qu’il n’y paraît.

L’information dite « objective » ne saurait échapper au sens critique de celui qui la reçoit

Statuons que l’information A est identifiée comme « sérieuse », échappant donc à tout possible procès en « Infox ». En déduire pour autant que tout ce qui est dit dans « A » est vrai procède déjà d’un raccourci. Car sûrement faut-il le rappeler : toute information – ou presque – contient de la subjectivité, ce qui n’est à vrai dire en rien un problème. Ce n’est même pas là un mal nécessaire, c’est plus certainement sa nature et une part non négligeable de ce qui la rend (ou non) intéressante. L’écueil vers lequel on tend à s’échouer dès lors que l’on cherche à établir si oui ou non une information est « sûre » conduit à l’objectivation forcenée de ce qui n’a pourtant pas tant vocation à l’être. De sorte que les papiers d’opinion ou les analyses prêtant à débattre sont ainsi extrêmement difficiles à faire rentrer dans le cadre binaire que nous dénoncions plus haut… C’est bien ce sur quoi le célèbre « Décodex » du Monde s’est largement cassé les dents, tentant d’attribuer à différentes sources des degrés de fiabilité eux-mêmes subjectifs, et donc sujets à la critique. Car nul ne saurait se substituer à votre propre sens critique et certainement pas une application distribuant les bons (et les mauvais) points, même si celle-ci se révèle dotée des meilleures intentions. De la même façon que le sens critique se construit, fondé sur sa propre expérience des médias, de ce qu’on y trouve et ce en quoi on se retrouve, la liberté d’expression suppose justement qu’on puisse y observer des contenus possiblement maladroits, mal sourcés ou encore coupables de raccourcis analytiques plus ou moins nets. Plus clair encore : nombre d’articles peuvent avoir comme corollaire la capacité à cliver, suscitant à la fois l’approbation des uns et la réprobation des autres. Nul doute que, selon que vous vous situiez chez les premiers ou les seconds, votre propension à trouver des « légèretés » ou même des raisonnements erronés au sein desdits articles pourra considérablement varier. Ça ne fera pas forcément des contenus concernés des contenus dignes d’être jetés dans le sac discréditant des « fake news » (et il faut ici rappeler combien la « Loi contre la manipulation de l’information » a peiné à convaincre, beaucoup lui reprochant encore aujourd’hui des définitions floues ouvrant la voie à la censure), mais cela doit nous apprendre à garder invariablement une forme de distance vis-à-vis du traitement médiatique de l’information dans son ensemble. Certains y verront les effets extrapolés d’une regrettable « crise de confiance citoyenne » à l’égard des médias alors qu’en l’occurrence, c’est encore la meilleure façon de les lire.

Production de faux : la faute au numérique ?

Le 32ème Baromètre de la confiance des Français dans les médias, réalisé en 2019 par Kantar pour La Croix, a indiqué combien la fracture médiatique s’est aggravée, la défiance des sondés envers les relais d’informations atteignant un taux record. Si la confiance accordée par les Français dans le média papier s’avère nettement supérieure à celle qu’ils accordent à Internet (44 % versus 25 %), ils ne sont paradoxalement que 6 % à s’informer via la Presse écrite, contre 46 % par la télévision ou 29 % sur le Web (sites et applications, réseaux sociaux, pure players etc.). Ce relatif paradoxe s’épaissit à la lumière du rapport des Français aux fake news, une étude Ipsos soulignant que 63 % des sondés désignent les médias en ligne comme étant pourvoyeurs de fausses informations (contre 48 % pour la Presse et les magazines, 52 % pour la télévision et la radio). Personne ne saurait certes tirer avantage d’indicateurs globalement accablants, mais il ne fait mystère pour personne que le terreau technologique préférentiel des fake news est donc aujourd’hui numérique, moyennant des canaux de propagation connectés. De fait, peut-être plus encore qu’une réponse législative bancale, c’est une réponse technologique qui doit pouvoir être opposée aux manipulations consistant en des montages photo et vidéo diversement crédibles. Cela pourrait même devenir une nécessité pressante, à mesure que les « Deep fakes » tendent à gagner l’espace public : ces vidéos truquées qui permettent – avec un degré de réalisme saisissant – de faire dire n’importe quoi à n’importe qui. On peut déplorer la pente techniciste vers laquelle le phénomène semble s’engouffrer, mais bénéficier d’outils en forme de filtres vérificateurs, permettant d’identifier les montages, fausses vidéos et fausses interviews, aurait le mérite d’insérer un biais factuel : car si l’essentiel consiste bien à faire usage de son propre sens critique, distinguer en amont les contenus authentifiés des contenus truqués ne saurait en revanche se négocier.