Bernard Montillot (Merkhofer) – “Il va falloir discuter, s’associer et construire des plans d’avenir qui soient collectifs”

Des industriels face à la crise – Pendant que l’UNIIC préparait son 125ème anniversaire à l’Institut Lumière sous le signe du Cinéma, un acteur sournois s’est invité au palmarès sans avoir été nominé : appelé Covid-19 il aurait pu faire partie de la saga Star Wars ! Son côté obscur a heureusement été vaincu par la force et la combativité des salariés et des chefs d’entreprises. Mais toutes les traces et conséquences ne sont pas effacées et les leçons à tirer de cette sombre période de notre planète sont nombreuses. C’est pourquoi nous avons demandé à des « Stars » du monde graphique de nous commenter et expliquer comment ils ont vécu et fait face à ce scénario inattendu…

Episode 2 – Bernard Montillot, Co-Directeur – Merkhofer (91). Propos recueillis fin mai 2020.


Avant d’évoquer les effets du confinement lui-même, peut-on faire un effort de contextualisation pour rappeler comment les métiers qui sont les vôtres ont évolué ces dernières années ?

La société Merkhofer a été créée en 1956. Elle a été dans ses grands moments une des premières entreprises de brochure en France, nous avons compté jusqu’à 280 personnes. Si le volume d’activité s’est lentement atténué, la grande chute s’est produite relativement récemment. Les transferts de budgets vers Internet, notamment dans le domaine de la publicité, ont beaucoup et rapidement réduit notre chiffre d’affaires. Il y a une dizaine d’années, nous traitions 800 tonnes de magazines par jour, que nous livraient les imprimeurs, et désormais nous n’en faisons plus que 200 tonnes. C’est donc quatre fois moins, en à peine dix ans. Certaines revues, notamment celles des programmes TV, tiraient il y a quelques années à 4 ou 5 millions d’exemplaires, là encore cela a été divisé par cinq puisque ces contenus sont largement passés sur Internet. Par ailleurs, les catalogues en grande distribution ont vu beaucoup de titres être imprimés/brochés à l’étranger. En tout état de cause, on peut dire que ces cinq à six dernières années, le chiffre d’affaires de notre activité s’est réduit de 40 %. Malgré ce contexte difficile, nous étions restés à l’équilibre, voire légèrement positifs.
Quand intervient une crise sanitaire, dans un contexte déjà fragile, les conséquences sont forcément sévères. Il faut bien comprendre que nous avons investi dans des machines taillées pour répondre aux tirages d’antan, capables d’assurer jusqu’à 5 à 6 millions d’exemplaires. Il fallait brocher 15 à 20 000 exemplaires/heure. Mais aujourd’hui, les revues qui tiraient jadis à 200 000 exemplaires ne tirent plus qu’à 15 ou 20 000 exemplaires. Nos machines de haute production travaillent donc aujourd’hui une heure sur un produit. Nous sommes actuellement trop performants pour ce qu’est devenu le marché. Ces machines ne sont d’ailleurs plus fabriquées, ni même entretenues par les fournisseurs : il est très compliqué par exemple de remplacer des pièces défectueuses. Nous savons qu’il nous faudra nous restructurer et réinvestir pour être plus en phase avec les ordres de grandeur d’aujourd’hui. D’autant que des grands groupes comme Lagardère ou Mondadori ont été rachetés et/ou ont procédé à des cessions d’actifs, ce qui a conduit à transférer encore plus les contenus sur Internet, au détriment de la Presse papier. Pour illustrer : nous générions il y a quelques années encore environ trente tonnes de « vieux papiers » par jour, que nous revendions. Aujourd’hui, cela ne représente plus qu’une à deux tonnes par jour. Nous arrivons donc à la fin d’un système, notre profession doit être repensée, non pas directement à cause de la crise sanitaire, mais en vertu de ce qu’était déjà notre situation.

Ajoutons à la crise sanitaire celle de la distribution liée au redressement de Presstalis, le volume de Presse magazine que nous avons eu à traiter a été divisé par trois.

Puis survient donc la crise sanitaire, qui rend forcément plus difficile encore les évolutions que vous évoquez…

Suite aux premières mesures de confinement, il y a subitement eu moins de travail. Tout a été suspendu en amont, les imprimeries ne nous livrant plus qu’une part résiduelle du marché magazines. Ajoutons à cela la crise de la distribution liée au redressement de Presstalis, le volume de Presse magazine que nous avons eu à traiter a été divisé par trois. Il va nous falloir adopter de nouvelles façons de travailler et d’une certaine façon, il va nous falloir rétrécir. A ce jour, nous disposons de 20 000 m² de locaux. C’est trop grand ! En tout cas, ça l’est devenu… Malgré tout, avant la crise sanitaire, nous étions à l’équilibre et pouvions envisager les transformations dont je parle. Ce qui m’inquiète, c’est qu’à fin mai, alors que le déconfinement a débuté depuis deux semaines, le travail ne revient pas dans les proportions que nous espérions. On tend à oublier d’ailleurs tout n’a pas rouvert, loin s’en faut : le simple fait que les aéroports soient encore fermés nous prive du travail sur les titres magazines qui y sont spécifiquement distribués. Je ne parle même pas des titres destinés à d’autres pays, qui ne sont plus produits parce qu’ils ne peuvent pas transiter par avion.

Vous n’anticipez pas encore une forme de reprise à court ou moyen terme ?

Je m’attends à ce que notre chiffre d’affaires actuel augmente dans les mois à venir, à mesure que le déconfinement s’imposera. Mais on ne retrouvera pas le niveau d’avant-crise avant plusieurs mois, probablement pas avant septembre ou octobre.

Il n’y a presque plus de brocheurs de spécialité. Nous avons finalement la chance d’être un peu seuls sur notre créneau. Si nous disparaissons, beaucoup d’imprimeries devront investir dans du matériel de brochage et former du personnel à cette activité, chose dont elles sont pour l’immense majorité certainement incapables aujourd’hui.

Vous écartez donc l’hypothèse pessimiste d’un effondrement…

Oui car il n’y a presque plus de brocheurs de spécialité. Nous avons finalement la chance d’être un peu seuls sur notre créneau. Si nous disparaissons, beaucoup d’imprimeries devront investir dans du matériel de brochage et former du personnel à cette activité, chose dont elles sont pour l’immense majorité certainement incapables aujourd’hui. Elles ont besoin de nous. Il faudra je pense des concentrations, des accords… Des réponses collectives, en tout cas. Parce que ce que nous faisons est d’utilité collective. Il faudra que nous prenions des décisions en interne pour maintenir à flot notre activité, mais notre avenir passe forcément par des alliances. Nous avons déjà des discussions informelles en ce sens, pour travailler autour de différentes hypothèses : soit nous restons indépendants pour permettre à plusieurs imprimeurs de travailler, soit nous intégrons un groupement dont la forme resterait à déterminer. Rien n’est encore avancé, mais il y aura des concertations, c’est certain.

Au vu des pertes que nous subissons actuellement, alors que 60 % de nos effectifs sont pourtant au chômage partiel, un plan de restructuration est inévitable à court terme. Ce n’est pas quelque chose que nous pouvons planifier à horizon plus lointain. C’est un pur problème de trésorerie qui n’a pas de solution miracle. Les petits éditeurs vont souffrir également. Il y a des centaines de petits titres dans les kiosques, dont les tirages sont inférieurs à 30 000 exemplaires, qui risquent de ne pas tenir. La crise de Presstalis les frappe au pire moment et ils n’ont pour la plupart pas d’assise financière assez solide pour surmonter une crise pareille.

Faîtes vous justement la part entre ce qui a relevé de la crise sanitaire en elle-même, et celle – malheureusement concomitante – qui a frappé le système de distribution, notamment marqué par le redressement judiciaire de Presstalis ? 

Sur le dossier Presstalis, il y a des titres qui ont effectivement été bloqués par les éditeurs et que nous avons dû stocker, faute de solution de distribution. D’autres ont été mis en pause par les éditeurs, en attendant de voir si la demande repart dans les semaines à venir. Il y aura certainement des arbitrages pour décider lesquels continueront d’être imprimés et lesquels passeront en 100 % numérique mais là encore, cela appartient à la stratégie de groupes médias qui semblent privilégier la dématérialisation d’une part importante de leurs marques. Nous devons nous y préparer.

Il nous faudra réinvestir dans des machines plus adaptées aux courtes séries et il nous faudra former du personnel aux nouveaux process qui en découleront. C’est ce type de rentabilité que nous visons et nous sommes convaincus que nous pourrons mener ce projet à bien.

Comment vous voyez-vous évoluer dans les 4 à 5 ans à venir ?

Nous allons vers de nouveaux modes de production et d’échanges. Les magazines eux-mêmes vont changer : ils seront plus luxueux, plus chers, mais également concentrés sur de plus petits tirages. La grande volumétrie ne sera plus la norme et c’est à ça qu’il faudra nous adapter. Il y a encore un marché pour des titres très pointus, très spécialisés et souvent, ce sont des titres “régionalisés” en ce sens qu’ils ne se vendent pas partout. Ou alors il faudra imaginer de réaliser différentes versions en fonction des zones géographiques où ces titres seront distribués. L’avenir, à mon sens, ce sont les petites éditions. Au jour le jour, nous survivons avec un matériel à la fois surcapacitaire et en passe de devenir obsolète. Mais dans quelques années, il nous faudra réinvestir dans des machines plus adaptées aux courtes séries et il nous faudra former du personnel aux nouveaux process qui en découleront. C’est ce type de rentabilité que nous visons et nous sommes convaincus que nous pourrons mener ce projet à bien : malgré les difficultés, nous étions à l’équilibre avant la crise sanitaire et nous occupons toujours un rôle stratégique d’utilité collective. Plus que jamais, les portes de sorties seront collectives. Tout le monde se pose les mêmes questions et les solutions ne viendront pas de l’intensification de guerres concurrentielles ou de décisions individuelles : au contraire, il va falloir discuter, s’associer et construire des plans d’avenir qui soient collectifs.