Julien Raynaud – “La spécificité de cette crise, c’est qu’elle a affecté jusqu’à des travaux déjà effectués”

Des imprimeurs face à la crise – Pendant que l’UNIIC préparait son 125ème anniversaire à l’Institut Lumière sous le signe du Cinéma, un acteur sournois s’est invité au palmarès sans avoir été nominé : appelé Covid-19 il aurait pu faire partie de la saga Star Wars ! Son côté obscur a heureusement été vaincu par la force et la combativité des salariés et des chefs d’entreprises. Mais toutes les traces et conséquences ne sont pas effacées et les leçons à tirer de cette sombre période de notre planète sont nombreuses. C’est pourquoi nous avons demandé à des « Stars » du monde graphique de nous commenter et expliquer comment ils ont vécu et fait face à ce scénario inattendu…

Episode 1 – Julien Raynaud, Directeur commercial – Raynaud Imprimeurs (79). Propos recueillis fin mai 2020.


Comment votre entreprise a spontanément vécu la crise sanitaire, avec la chute d’activité qu’elle a engendrée ?

Je ne vais pas vous surprendre en vous disant que cette crise a été très brutale pour une structure comme la nôtre, qui compte une trentaine de personnes. Nous n’étions clairement pas préparés à ça. Lorsque les premières mesures sont annoncées, dès le 12 mars, on se prépare à organiser une continuité de l’activité pour être opérationnels la semaine suivante. Mais les choses vont très vite et quelques jours plus tard, la situation a déjà drastiquement évolué. Lorsque le confinement est prononcé, le choc est soudain et il est d’autant plus difficile à encaisser que nous n’avons évidemment aucune expérience face à une telle crise. Dans ce contexte, j’aimerais souligner combien l’implication des services de l’UNIIC a été précieuse. L’accompagnement social et les flashs d’information quotidiens ont guidé nombre de nos services en interne, qui ont pu s’appuyer sur cette documentation pour y voir rapidement plus clair.

Julien Raynaud, Directeur commercial – Raynaud Imprimeurs (79).

Ce travail était d’autant plus impérieux que les dispositifs mis en place par l’Etat ont été sujets à de nombreuses mises à jour, parfois dans des délais très courts…

Oui, il est arrivé que dans la même demi-journée, nous ayons un ordre, un contre-ordre et nouvel ordre. Pour des choses aussi basiques que l’organisation du travail, bénéficier de ce travail de décryptage des dispositifs s’est révélé très précieux. Il faut bien se dire que dès le lundi 16 mars, ce sont des annulations de commandes qui s’enchaînent à un rythme fou. Ce n’était pas juste un coup de frein, c’était tragique. Et on ne parle pas de projets lointains, mais de travaux qui étaient lancés : soit c’était en cours de production, soit on avait des bons à tirer qui n’avaient littéralement plus de valeur. Il en a été ainsi pour plusieurs dizaines de dossiers, du jour au lendemain. A cette époque de l’année, les profils de clients concernés touchent notamment les secteurs de la culture, de l’événementiel ou du tourisme, où l’effondrement a été net et immédiat. Ensuite, c’est la publicité qui s’est écroulée. Par ailleurs, nous imprimons habituellement beaucoup de rapports annuels à cette période, puisque c’est le moment des bilans : mais pour cela, il faut convoquer des gens à des assemblées générales qui n’ont pas pu se tenir, donc nous n’avons même pas pu compter là-dessus non plus…

Dès le lundi 16 mars, ce sont des annulations de commandes qui s’enchaînent à un rythme fou. Ce n’était pas juste un coup de frein, c’était tragique. Et on ne parle pas de projets lointains, mais de travaux qui étaient lancés.

Vous évoquez des annulations brutales, en dépit j’imagine de frais déjà engagés ?

Oui, naturellement. Deux mois plus tard, nous avons toujours des palettes qui sont sur notre quai de départs. Aujourd’hui nous recevons régulièrement des ordres de destruction : puisqu’il s’agit d’une marchandise fabriquée et immobilisée depuis deux mois, nous négocions avec nos clients pour être payés selon les devis signés, moyennant la déduction des frais de transport, mais cela n’aboutit pas toujours… La chute globale d’activité a donc évidemment touché la demande de devis, mais la spécificité de cette crise, c’est qu’elle a affecté jusqu’à des travaux déjà effectués. Heureusement, Raynaud Imprimeurs est en développement depuis plusieurs années et à mi-mars, avant que tout ne s’arrête, nous avions un carnet de commandes bien rempli. C’est ce qui nous a incités à continuer malgré tout et à ne pas fermer une seule journée : nous ne sommes jamais descendus en-dessous de 50 % de notre effectif. D’autant qu’avant de voir quelles mesures de soutien l’Etat allait mettre en place, nous ne voulions pas que nos collaborateurs soient impactés par des baisses de salaire, de sorte que sur l’ensemble du mois de mars, nous n’avons pas du tout recouru au chômage partiel. Nous avons par ailleurs la chance d’avoir une diversité de clientèle importante, dont des banques, mutuelles et assurances, qui ont contribué à maintenir un certain niveau d’activité. Je dirais même que si nous avons pu résister relativement bien, nous le devons à une poignée de clients – qui devraient se reconnaître en lisant ces lignes – qui ont joué le jeu avec nous et que je remercie de leur solidarité. Cette dimension humaine n’est pas négligeable quand on essaie de survivre au jour le jour : leur présence et leur écoute ont été primordiales, à des moments où si nous n’avions pas pu enregistrer un minimum de commandes, le chômage technique devenait inévitable. Je suis un peu ému en en parlant parce que ça a révélé des liens humains forts qui resteront au-delà de cette crise. J’ai assisté à de vrais élans de solidarité : des gens contents de voir que nous étions encore là, aussi parce qu’ils avaient besoin de nos services, et c’était l’occasion de nous sentir d’autant plus utiles, aussi pour eux. Mon métier premier c’est de faire du commerce, mais j’ai trouvé chez certains clients une bienveillance très marquée. Et si la plupart était en télétravail, beaucoup étaient du coup plus détendus, plus disponibles au téléphone, avides d’échanges et d’informations.

Si nous avons pu résister relativement bien, nous le devons à une poignée de clients (…) qui ont joué le jeu avec nous et que je remercie de leur solidarité.

Au-delà du volume d’activité, l’entreprise a-t-elle spontanément changé dans ses modes d’organisation ou même revu son positionnement ?

On avait le devoir et l’obligation de nous adapter, en mettant évidemment en place les mesures sanitaires nécessaires. Le fait qu’on ait toujours eu un minimum d’activité nous a fait aller vers encore plus d’agilité, l’objectif tant de répondre au mieux à la demande, dans un contexte où justement, la demande peut sortir de l’ordinaire. Par exemple, il y a eu des besoins importants chez nos clients en termes d’affichage sanitaire – sensibilisation aux gestes barrière et informations relatives au Covid-19 – tant dans les agences bancaires que dans les magasins qui n’avaient pas complètement fermé. Nous avons tenté d’y répondre au plus proche de leurs exigences. Aujourd’hui, à l’heure du déconfinement, ces besoins sont encore plus marqués donc rebelote : nous nous présentons comme une aide pour faire respecter ces règles sanitaires et nous avons eu beaucoup de demandes d’affiches, qui sont un produit ô combien standard dans l’imprimerie. Par ailleurs, aujourd’hui encore, nous assurons beaucoup de conditionnement et de livraison multi-sites. Cela va au-delà du produit imprimé, il nous a fallu intégrer un service habituellement assuré par des prestataires spécialisés, pour devenir nous-mêmes des logisticiens par défaut. Nous avons donc assuré des livraisons sur des centaines de sites en France : magasins franchisés, agences bancaires, mutuelles etc.

Cela a été possible malgré la réduction contrainte des effectifs ?

Oui, il a fallu que chacun sorte de sa zone de confort et fasse appel à la polyvalence et à la multi-compétence des équipes en place. C’est un effort que chacun a compris dans des circonstances à ce point exceptionnelles et les dirigeants n’y ont d’ailleurs pas coupé : quand il a fallu mettre des colis dans le coffre pour les livrer directement chez le client, tout le monde a participé. C’est là une autre forme de solidarité qui s’est manifestée.

Les dynamiques de reprise et de sortie de crise sont encore soumises à différentes hypothèses, mais comment les appréhendez-vous ?

On n’est pas sereins parce qu’on est tout simplement dépendants. On ne maîtrise pas les choses et c’est très inconfortable. On est en bout de chaîne et on a finalement peu de visibilité sur la demande à moyen terme. Quand on compare l’activité de l’entreprise à n-1 ou n-2 on a toujours une récurrence de certains dossiers qui nous permet d’anticiper, mais ce n’est même pas le cas ici, tant tout est chamboulé. Si je me réfère aux produits que l’on fabrique dans un cadre « ordinaire » à cette période de l’année, on sait que beaucoup de secteurs que j’ai déjà cités – tourisme, événementiel, culture etc. – sont quasiment à l’arrêt. On vit sans garantie. Ce qui est étrange, c’est qu’on a tous les jours des opportunités, c’est-à-dire des demandes conclues en commandes dans les 24 ou 48 heures, ou à l’inverse des dossiers que l’on pense matures mais auxquels les clients apposent de nouvelles modifications ou conditions. Même si c’est encore marginal, le déconfinement semble également débloquer des dossiers devisés avant la crise sanitaire, chose que nous n’espérions parfois plus. A ce stade, nous vivons dans des montagnes russes : les jours se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Je peux multiplier les hypothèses, mais la réalité du terrain m’indique plutôt que l’activité est encore très irrégulière et donc difficile à lire…

Il a fallu que chacun sorte de sa zone de confort et fasse appel à la polyvalence et à la multi-compétence des équipes en place.

Une de ces hypothèses établit justement une forte reprise à la rentrée, avec (entre autres) un possible embouteillage événementiel et donc une charge globale de travail importante pour les Industries Graphiques. Est-ce que c’est un scénario que vous anticipez ?

On ne demande que ça. On est prêts ne serait-ce qu’à renouer avec notre rythme de production d’avant-crise. Le souci qui est le nôtre aujourd’hui, c’est que depuis le lundi 11 mai, on est officiellement « déconfinés », mais toujours en sous-effectifs, parce que le travail n’est pas encore revenu. On est donc en attente de souches de volumétrie pour remettre tout le monde au travail. Pour ce qui serait de gérer une forte reprise d’ici septembre, nous en avons donc largement sous le pied… Pour illustrer concrètement la chose : un de nos clients réguliers est un fabricant de camping-cars qui expose dans un salon à Düsseldorf en Allemagne tout début septembre. C’est un client que nous avons depuis de nombreuses années, nous lui imprimons différentes gammes de catalogues, le tout en plusieurs langues : c’est vraiment un gros dossier qui nous occupe habituellement beaucoup pendant le mois d’août. Aujourd’hui, quand on gère nos équipes et qu’on attribue les congés d’été, période pendant laquelle nous ne fermons pas, nous n’avons plus d’éléments suffisants pour anticiper et nous organiser au mieux. Ce client ne sait effectivement pas comment il va communiquer, si le salon où il se rend est bel et bien maintenu : combien d’exemplaires, quelle pagination, combien de versions etc. On est vraiment dans une situation où les incertitudes uns génèrent les incertitudes des autres, donc les nôtres également.

Que changera durablement cette crise selon vous dans nos métiers ?

Je ne m’avancerai pas sur l’avenir de l’imprimé en général, mais à mes yeux, le rapport qu’on entretient les uns avec les autres va se transformer. On est en train de prendre des habitudes. Beaucoup des clients qui sont les nôtres avaient déjà mis en place des process de télétravail, mais le confinement a été un phénomène accélérateur pour tous les autres. On s’est aperçu que cette manière de communiquer avait ses avantages, les réunions via les outils collaboratifs vont se démocratiser, d’autant qu’ils permettent de gagner du temps. Pour moi c’est une certitude : on ne se rencontrera plus uniquement comme avant. Ça n’a évidemment pas que des avantages, mais je crois que nous n’aurons pas vraiment le choix : les habitudes qui ont été prises auront des conséquences pérennes et il faudra s’adapter, ce qui suppose de s’équiper d’outils de communication numériques pour assurer des réunions à distance par exemple.