Entre engagements responsables & modèles économiques chahutés… Le luxe en pleine introspection ?
Si le rendez-vous des diners débats institué par Imprim’Luxe jouit des privilèges de l’habitude, cette édition 2025 s’est appliquée (risquée ?) à bousculer lesdites habitudes pour sortir des arcanes dorés du monde du luxe. “Tâchons de nous rappeler pourquoi nous existons et pourquoi nous faisons tout ça” prévenait Alban Pingeot, Président d’Imprim’Luxe, en introduction d’une soirée étonnamment placée sous le signe de l’émotion…
Construire des ponts et rester les pieds sur terre. Telles étaient sûrement les volontés d’Alban Pingeot, au moment de convier sur scène Timothée Barre et Christian Delouche, respectivement Délégué général et Vice-Président de l’association Lazare. Dans un moment d’émotion un peu suspendu et probablement inattendu, les deux ont voulu rappeler combien personne n’était à l’abri de décrocher socialement. Et ce faisant, qu’il appartenait à tout le monde de recréer du lien…
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Timothée Barre et Christian Delouche, respectivement Délégué général et Vice-Président de l’association Lazare.
Donner du sens au collectif
“On dispose de quinze lieux en France où nous accueillons entre 10 et 300 personnes, avec autant d’anciens SDF que de jeunes actifs. Notre volonté, c’est de mettre les gens sur un pied d’égalité” éclaire Timothée Barre, qui dit là déjà beaucoup de la singularité de l’association Lazare. Là où les programmes de réinsertion sociale ont effectivement tendance à parer au plus pressé, Lazare s’est attachée à concevoir des lieux de vie mixtes. “Les personnes qui vivent dehors ont besoin d’un toit, mais aussi d’un lien” poursuit-il, rappelant sans forcément le formuler explicitement à l’auditoire, que là se niche la vérité du collectif : sans liens concrets entre des univers tenus éloignés, on manque probablement de liant social et d’empathie. Plus encore, on manque de comprendre le sens de l’excellence, qui n’a pas vocation à être détenue et jalousement gardée par une élite désignée comme telle. Elle doit au contraire s’inscrire comme un pont pour créer du lien. Voire, de la solidarité. Des questionnements profonds, en des temps où les marchés du luxe vacillent…
“Il y a une percée effroyable de la fast fashion, dans un monde où les limites planétaires sont évidentes.” Pierre-François Le Louët (Président de NellyRodi)
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Alain Caradeuc (au pupitre) animait une table ronde où intervenaient, de gauche à droite, Eric Vallat (Rémy Cointreau) et Pierre-François Le Louët (NellyRodi).
“Il faut arrêter ce défouloir consommatoire”
Paradoxalement, le caractère clinquant et prétendument inaccessible du monde du luxe a pu jouer en sa défaveur et mener à de dommageables malentendus. “J’admets que j’en avais un a priori négatif. Le luxe, pour moi c’était superficiel. Et bien sûr, j’ai découvert des savoir-faire exceptionnels” raconte Eric Vallat, aujourd’hui Directeur général du groupe Rémy Cointreau (spécialiste français de la production de spiritueux). Car dès lors que l’on parle en effet de savoir-faire précieux, rares et/ou garants d’un héritage historique fort, les réserves s’envolent volontiers pour voir les choses sous un angle plus profond – moins ‘superficiel’ donc – et nous rappeler à nos missions de sauvegarde patrimoniale. De façon plus nette encore, c’est aujourd’hui le low cost qui doit cristalliser des inquiétudes légitimes, dans un rapport vicié à la consommation… “Pendant vingt ans, le marché de l’habillement n’a cessé de se dégrader en France” pose en effet comme exemple Pierre-François Le Louët (Président de NellyRodi, cabinet de conseil en stratégie expert dans le secteur des industries créatives), qui souligne sans surprise “la percée effroyable de la fast fashion, dans un monde où les limites planétaires sont évidentes”. Il ne s’en tiendra pas là : “Il faut arrêter ce défouloir consommatoire, c’est notre devoir de refuser ce modèle là. Les gens commencent à s’en détourner, mais ne lâchons rien” insiste-t-il, mettant là toutefois le doigt sur un relatif paradoxe. Car si les enjeux écoresponsables tendent effectivement à valoriser la production de qualité (et donc, les marques de luxe), ils imposent tout autant aux marques des défis qui restent à relever. “Il est vrai que la conjoncture est défavorable, mais le luxe continue de rayonner, ne nous flagellons pas. Il n’empêche que les choses ont effectivement changé : avant, une marque disait quelque chose et tout le monde la croyait. Aujourd’hui, ce qui compte c’est ce que les gens disent de vous. On n’achète plus seulement un produit, on se reconnaît ou non dans des valeurs de marque. Et à ce titre, les marques doivent se demander ce qu’elles apportent au monde” développe Eric Vallat. “Or, avant de communiquer, il faut faire. Parfois, on observe malheureusement l’inverse. Je n’ai jamais été sceptique quant à la réalité du changement climatique, mais il faut prendre l’exacte mesure de ce qui se passe. En m’intéressant de près au sujet, j’ai quand même appris des choses qui m’ont fait peur” admet-il dans la foulée, comme pour souligner combien il appartient désormais aux marques de faire leur examen de conscience en connaissance de cause. Et surtout : d’agir en conséquence. Faute de quoi, les consommateurs y iront de leurs propres sanctions de toute façon.
“On n’achète plus seulement un produit, on se reconnaît ou non dans des valeurs de marque. Et à ce titre, les marques doivent se demander ce qu’elles apportent au monde.” Eric Vallat (Directeur général du groupe Rémy Cointreau)
De la responsabilité à l’audace ?
“Je sais que quand je vends un produit plus cher en raison d’engagements RSE, les ventes baissent… Et bien tant pis ! C’est notre responsabilité que d’aller vers des modèles plus vertueux” assène Pierre-François Louët, dans ce qui constitue un retournement marquant. Car il y a de cela seulement quelques années, jamais la primauté des Lois du marché n’aurait été à ce point prise à revers, même s’il faut bien comprendre qu’il s’agit là d’une stratégie en réalité éminemment rationnelle. “Dans le luxe, nous essayons d’avoir une vision à 100 ans… C’est un rapport au temps particulier” s’amuse de souligner Eric Vallat. Conséquemment, les problématiques climatiques, environnementales et plus globalement RSE sont d’une importance écrasante, à si longue échéance. D’autant qu’au gré des règlements en cours d’application sur ces sujets, le mouvement vers plus de transparence et de responsabilité se conjugue au présent. Voire au pas de course. Au mépris des urgences économiques pour les entreprises ? C’est certainement Jean-Christophe Martinenq, Dirigeant de l’imprimerie éponyme qui répondra le mieux à cette objection, recevant des mains du Président d’Imprim’Luxe le Trophée de l’Audace stratégique. Emu mais humble, il s’empresse de nuancer : “De l’audace ? Je ne sais pas si c’est de l’audace. Il arrive un moment où l’on est contraint d’avancer. C’était pour moi une obligation : nous diversifier pour couvrir les attentes du marché. Se réinventer, c’est être à l’écoute du monde. Oui, nos métiers sont en difficulté, mais ils le seront d’autant plus si on ne fournit pas l’effort de se rendre utiles” témoigne-t-il, lui qui n’a pourtant pas opéré la moindre des innovations puisque l’imprimerie Martinenq est allée jusqu’à remplir les flacons de parfums qu’elle conditionne, dépassant de fait sa seule fonction d’imprimer/fabriquer. Comme pour valoriser également les nobles savoir-faire d’une industrie légitimement fière de son Histoire, le Prix de l’Innovation a quant à lui été remis à Cai Von Rumohr, Président d’Heidelberg France. L’intention est double : rappeler l’importance du matériel dans la nervure industrielle des métiers de l’impression d’une part ; et désigner à dessein une marque Historique comme un acteur majeur de l’innovation. C’est la solution Gallus MatteJet qui a été auréolée de ladite récompense, en sa capacité à produire des étiquettes haut de gamme, en impression numérique. Une solution idéale pour les spiritueux qui voudraient briller jusque sur leur bouteille, en s’épargnant les opérations d’ennoblissement additionnelles, notamment pour la pose de vernis en courtes séries. Une habile manière de boucler la boucle, puisque des considérations stratégiques des marques aux matériels de production, la convergence des tendances devra prendre un tour de plus en plus concret.
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De gauche à droite : Cai Von Rumohr (Heidelberg France), Alban Pingeot (Imprim’Luxe) et Jean-Christophe Martinenq (Imprimerie Martinenq).
“Se réinventer, c’est être à l’écoute du monde. Oui, nos métiers sont en difficulté, mais ils le seront d’autant plus si on ne fournit pas l’effort de se rendre utiles.” Jean-Christophe Martinenq (Dirigeant de l’imprimerie éponyme)