Print & dématérialisation – Au cœur des arbitrages
La conférence inaugurale de Graphitec 2019 n’a pas évité la question quasi-obsessionnelle des justes équilibres print/numérique, laquelle engage des points de vue éminemment disparates selon les marchés considérés…
Print ou numérique ? A cette question un brin simpliste, que les donneurs d’ordre et éditeurs ne se posent en réalité que rarement en ces termes, la (bonne) réponse est souvent « les deux ». Les équilibres peuvent toutefois nettement varier selon les marchés approchés et les positionnements singuliers dont telle ou telle marque peut se revendiquer. S’il n’existe donc pas de formule miracle que l’on pourrait se contenter de s’approprier sans effort introspectif de contextualisation, les expériences plus ou moins tranchées ne manquent pas et ont le mérite de nous offrir de nombreux témoignages éclairants…
Le 100 % online, une erreur ?
Si l’intitulé de cette conférence inaugurale promettait de promouvoir les meilleures façons de « concilier » print et numérique, Corine Jolly (Groupe PAP) n’hésite pas à faire part de son étonnement qu’on l’ait justement sollicitée sur une telle thématique… « Pour être honnête, nous n’avons pas concilié grand-chose puisque nous avons arrêté le journal papier en 2013 » lâche-t-elle en effet, sans prendre de gants outre mesure. Mais certainement faut-il accepter de voir que l’on peut bel et bien marginaliser le support imprimé au sein de ses outils éditoriaux, à condition d’avoir les idées et la stratégie idoines, au-delà d’une simple volonté de faire fondre ses coûts. « Arrêter le journal nous a permis de réaffecter le budget associé à de nouveaux services. Nous disposons désormais d’un réseau de photographes qui se déplacent dans toute la France, équipés de caméras 3D, pour développer de nouveaux outils de vente » explique-t-elle, assurant par ailleurs ne pas être fondamentalement fermée à la perspective de revenir un jour au journal imprimé, « si nous avons des idées pertinentes pour le justifier. Il ne s’agit pas de revenir au journal d’avant, ça n’aurait aucun sens », se sent-elle obligée de préciser. Par ailleurs, le réseau PAP continue d’utiliser le canal imprimé pour diffuser nombre de ses publicités, là encore parce que Corine Jolly y voit tout simplement du bon sens : « Le print est rassurant parce qu’il permet d’incarner la marque. La communication offline prouve que vous existez vraiment. Une entreprise 100 % online court selon moi le risque d’être trop virtuelle ». Ainsi le discours s’avère-t-il plus nuancé que prévu, même si dans ce cas précis, les équilibres complémentaires print/numérique penchent de plus en plus ostensiblement vers des contenus dynamiques et connectés.
Le numérique comme outil de diversification & fidélisation ?
Au tour ensuite d’Hedwige Pasquet (Gallimard Jeunesse) d’évoquer les évolutions digérées ou en cours chez l’éditeur jeunesse, s’agissant ici d’un univers où les percées numériques sont toutefois toujours marginales. Et là encore, de bonnes raisons à ça : « L’ebook n’est pas encore une proposition suffisamment innovante ou séduisante » affirme-t-elle de façon presque sentencieuse, rappelant en creux combien les transpositions homothétiques du modèle papier sur écran ne portent que trop peu de valeur ajoutée pour qu’un basculement sensible s’opère. Et les chiffres en attestent : avec moins de 5 % du chiffre d’affaires global de l’édition, il est déjà établi que le livre numérique a échoué à s’imposer. Et sauf à ce qu’il se réinvente, la chose semble entendue. « Aux USA par exemple, la part de l’ebook peut approcher les 25 % de CA, mais nous semblons là aussi toucher un plafond » complète Hedwige Pasquet, qui rappelle que l’ultra-domination du livre imprimé en France tient en partie à « son fort réseau de librairies, protégé notamment par la Loi Lang sur le prix unique du livre ». Doit-on pour autant en conclure que le numérique aurait dit son dernier mot ? Ce serait d’une part oublier « la progression notable et prometteuse du livre audio » – s’agissant pour le coup d’une proposition suffisamment différenciée du livre papier traditionnel pour exister par-delà lui – et ce serait d’autre part méconnaître les liens qui peuvent se tisser entre différents supports… « Le streaming, via Netflix et autres, constitue pour les éditeurs une véritable source de revenus. Les rachats de droits pour des adaptations audiovisuelles ont récemment grimpé en flèche » précise-t-elle en effet, ce qui ne surprendra personne dans le sillage du succès phénoménal de Game of Thrones notamment. Si ces rapports de bonne entente n’ont évidemment rien de nouveau – il en était déjà de même pour les adaptations TV ou cinéma – ils ont indiscutablement pris une tout autre proportion à l’aune de ce que pèsent aujourd’hui les grands acteurs du streaming. De quoi nuancer l’assertion selon laquelle « le temps écran a fait baisser le temps de lecture » car pour aussi vraie soit-elle globalement, les contre-exemples plus circonstanciés ne manquent pas : de la même façon que la série éponyme a certainement fait vendre/lire énormément de livres Game of Thrones, Hedwige Pasquet souligne par ailleurs que « le numérique offre de merveilleuses opportunités en termes de communication, comme par exemple la création de chaînes Youtube ». Que ces dernières soient d’ailleurs portées par l’éditeur ou des lecteurs/Youtubeurs, le fait est qu’elles fonctionnent en tout cas auprès de cibles largement fidélisées.
Un phénomène de réincarnation par le print
Mais c’est paradoxalement sur les contenus publicitaires, a priori pourtant les plus enclins à subir les foudres d’une dématérialisation accélérée, que les propos se feront les plus cléments sur le print. « Il y a eu une très forte digitalisation des marques pendant des années, jusqu’à un phénomène de saturation et un retour à l’imprimé » estime ainsi Matthieu Butel (agence Makheia). Un discours largement corroboré par Sébastien Naslain (Groupe Jouve), pour qui « après une nette baisse des volumes imprimés, nous sommes arrivés à un niveau plancher sur certains segments où l’on constate une réhumanisation par le print des relations clients/fournisseurs ». Pas de quoi évidemment remettre en cause la réalité selon laquelle c’est bien le numérique qui préempte l’essentiel de la croissance publicitaire (tel qu’en atteste le Baromètre Unifié des Marchés Publicitaires porté par Kantar Media, France Pub et l’IREP), mais de quoi revenir à plus de mesure et réinjecter du print dans des campagnes qui en avaient été exagérément sevrées. « Nous avons constaté chez certaines marques la volonté de s’inscrire dans le temps, d’avoir un discours plus incarné et de se détacher des contenus numériques plus éphémères » illustre Matthieu Butel, non sans omettre de préciser que les exigences sont dans le même temps allées crescendo… « Si vous n’êtes pas capables de donner entière satisfaction aux marques, elles préféreront appuyer leur stratégie sur des médias propriétaires pour devenir leur propre porte-voix » souligne-t-il en effet, presque sur le ton de la menace. Car c’est bien là une des caractéristiques fortes de l’époque : jamais une marque n’a bénéficié d’autant d’outils pour entrer en dialogue direct avec sa cible, notamment sur les réseaux sociaux. De fait, c’est aux supports dits « traditionnels » de se rendre désirables, en des temps où la tentation d’en faire l’économie n’a peut-être jamais été aussi forte.
« Ni l’un ni l’autre ? »
Mais le cas le plus original était certainement celui du groupe Humensis, représenté par Frédéric Mériot, son Directeur général. « Nous ne sommes pas juste éditeurs de livres, nous sommes diffuseurs de savoir », clame-t-il en effet, refusant mordicus d’être attaché à un support en particulier. Concrètement, Humensis revendique tant les traits d’une maison d’édition traditionnelle (en sciences humaines, en économie, en essai-documentaire…) que d’une plateforme de services numériques, capable de « délivrer sous les formats adéquats les contenus de la connaissance ». En expérimentant à la fois la rematérialisation du livre papier au plus près du lecteur au sein d’une librairie dotée de l’Espresso Book Machine (en l’occurrence, celle des Presses Universitaires de France dans le quartier latin de Paris) ainsi qu’un « service d’apprentissage des langues totalement immatériel » (via Qioz, une application lancée et financée par la région Île-de-France et alimentée notamment par le pôle Belin du groupe Humensis), nous sommes donc là face à une stratégie agnostique où les supports – print et/ou numérique – sont pensés comme les rampes de lancement les plus en phase avec les services proposés.
Alors si l’époque est complexe, source de tâtonnements sans fin, elle permet en revanche des arbitrages subtils, où toutes les équations ont leur solution. Charge à chacun de trouver la sienne, sans biaiser la réflexion en présupposant qu’il faudra digitaliser sa stratégie coûte que coûte, car s’il s’agit là d’une tendance de fond statistiquement exacte, les chances qu’elle s’applique sans le moindre réajustement à des cas singuliers sont plus minces qu’on ne pourrait le penser…