Relocaliser le livre semi-complexe – Une opportunité à portée de cluster ?

Jean-Marc Lebreton, expert-Formateur filière éditoriale, après avoir remis en octobre dernier un rapport sur la « Relocalisation des livres semi-complexes en France », revenait auprès d’Acteurs Graphiques sur l’avancement d’un projet à l’aube de sa phase 2, soit, précisément, celle qui acte de sa concrétisation sous les traits d’un « Cluster Livre »…

 

Le contexte économique est favorable à un rapatriement en France – ou à défaut, en Europe – d’un certain nombre de produits, dans la mesure où leur délocalisation en Asie s’avère de moins en moins rationnelle, économiquement parlant.

Comment cette idée de créer en France un « Cluster Livre » pour relocaliser certains travaux est-elle née ?

Un rapport a été remis fin octobre 2016 pour établir la possibilité d’une « Relocalisation des livres semi-complexes en France » mais le vrai préambule à ceci remonte à une autre étude, intitulée « Imprimer en France : l’avenir de la Filière Livre » et qui a vu la remise d’un précédent rapport, en décembre 2015, à l’initiative de l’UNIIC, sous l’égide de la Direction Générale des Entreprises (DGE) et réalisé par le Cabinet BL, avec Jacqueline Pieters et moi-même. Nous avions dans l’idée qu’il était possible de rapatrier des travaux qui ne se faisaient plus en France depuis longtemps.
Nous avons donc ici essayé de détecter des indicateurs de faisabilité et il s’avère que le contexte économique est favorable à un rapatriement en France – ou à défaut, en Europe – d’un certain nombre de produits, dans la mesure où leur délocalisation en Asie s’avère de moins en moins rationnelle, économiquement parlant. Les évolutions liées aux cours des monnaies et aux augmentations du coût du travail dans les pays d’Asie font que cette solution est en effet moins concurrentielle qu’elle n’a pu l’être. De fait, les éditeurs ont vu les coûts (et donc, les prix) de leurs collections augmenter. Les réimpressions sont rendues difficiles, les délais très longs apparaissent comme un handicap au vu des gains qui ne sont plus significatifs et par conséquent, vous pouvez commencer à dresser un contexte de relocalisation favorable.

Qu’est-ce que s’est attaché à analyser le rapport que vous avez donc rendu, pour y apporter la réponse industrielle la plus adaptée possible ?

Il a d’abord fallu déterminer quels produits étaient concernés : des ouvrages jeunesse principalement, mais aussi quelques ouvrages adultes. Il a bien sûr fallu collecter et analyser un ensemble de données chiffrées via les statistiques existantes du monde de l’édition, examiner les besoins et attentes des éditeurs concernés, cartographier les industriels présents sur le segment considéré et déterminer quels opérateurs dans le monde sont capables d’intervenir dans les travaux désignés par l’étude. Il a fallu définir les moyens humains et techniques à mettre en œuvre ainsi que les typologies de machines associées, établir la préconisation d’un schéma directeur, identifier des partenaires au travail manuel parce cela sera nécessaire malgré la forte robotisation des process et réfléchir à la nature du cluster qui pourrait être monté. Cela a consisté à identifier quels industriels français seraient concernés, définir les postes à insérer, dans quelle localisation géographique, déterminer les lignes de produits retenus dans un premier temps avec un positionnement stratégique du cluster, et enfin, évaluer les produits complémentaires qui pourraient être gérés par le cluster, dans la mesure où on est parti sur une idée certes centrée sur le Livre, mais on s’aperçoit qu’il y a de nombreux de produits qui peuvent être concernés.

L’idée fondamentale, c’est de ne pas faire de cluster d’impression, mais bien de faire un cluster de services aux imprimeurs. On veut leur offrir la possibilité de réaliser des façonnages qui aujourd’hui ne sont pas traités en France.

Quel genre de produits justement ?

On va clairement dans le domaine du jeu et du jouet, où l’on constate une forte demande de made in France, notamment pour ce qui concerne les cartonnages, comme les jeux de plateaux ou les jeux de cartes, qui seraient parfaitement éligibles à un traitement par le cluster.
L’idée fondamentale, c’est de ne pas faire de cluster d’impression, mais bien de faire un cluster de services aux imprimeurs. On veut leur offrir la possibilité de réaliser des façonnages qui aujourd’hui ne sont pas traités en France : on ajoute quelques matériels pour faire des ouvrages tout carton, pour faire des ouvrages découpés, pour faire des ouvrages avec inserts de matériaux divers comme les « touch & feel », pour faire des ouvrages auxquels on ajoute des éléments mobiles simples etc. L’objectif c’est de rester dans la cadre d’une demande éditoriale réelle et identifiable, pas forcément d’aller vers des choses trop complexes.
Il y a également une partie du marché de la PLV ou d’aide à la vente qui entre dans ce que le cluster pourra réaliser, on peut penser à la pharmacie ou à la cosmétique. Et enfin, il y a des documents d’accompagnement publicitaire comme on en trouve par exemple dans les produits alimentaires tels que les céréales, qui contiennent parfois des produits imprimés très spécifiques en termes de formats et de découpes.
Ce cluster pourrait donc assurer un développement en dehors du livre stricto sensu.

A-t-on décidé et arrêté la localisation géographique du cluster ?

Rien n’est décidé, mais j’ai émis trois hypothèses :

  • Viser une zone géographique sinistrée dans le cartonnage et la reliure disposant d’une main d’œuvre potentielle. Citons l’Aube où l’on trouvait la SIRC ou aux alentours de Malesherbes.
  • Se regrouper dans une zone géographique où il y a déjà des savoir-faire en cartonnage : Sarthe, Mayenne…
  • Se rapprocher des zones de distribution des livres pour les éditeurs, donc en région Parisienne.

Vous évoquiez le rôle central de la robotique au sein du cluster…

Oui, comme dans tout atelier de façonnage aujourd’hui, c’est énormément de robotique : les couverturières, les assembleuses, les machines à coudre etc. Tout ça, c’est de la robotique. L’objectif est d’aller un peu plus loin avec des têtes de robots qui coûtent très peu cher et qui iront mettre des points de colle pour disposer des objets de façon ultra-précise. Il faut une méthodologie de mise en œuvre de ces robots qui soit très light – autour de mille euros le robot, pas plus – le but étant d’en rester à du « mécano » parce qu’on fait de toutes petites séries dans cet univers éditorial.

C’est parce qu’il nous manquait cet équipement-là en France que nous étions incapables de répondre à cette demande ?

Oui, en partie. Mais c’est aussi parce que l’Asie, avec une main d’œuvre très peu chère, a offert la possibilité de faire ça pour des prix dérisoires. Les éditeurs ont trouvé là une opportunité parce que les possibilités ont été décuplées ; ainsi depuis les années 60-70, ce type de produits a quasiment disparu en Europe.

Justement, comment les éditeurs ont été impliqués et comment ont-ils accueilli cette volonté de relocalisation industrielle ?

Fort des constats réalisés lors de l’étude UNIIC/DGE, et grâce à de nouveaux entretiens spécifiques avec un certain nombre d’éditeurs concernés par les livres jeunesse, il s’avère que ceux-ci nous ont spontanément fait part des raisons qui avaient pu les conduire à migrer vers des zones géographiques situées hors de notre périmètre national et des fondements rationnels d’un retour vers l’Europe et vers la France en particulier. Tous ont montré une appétence très vive pour le projet et s’ils reconnaissent tous que les délocalisations en Asie ont été historiquement poursuivies pour profiter d’une main-d’œuvre très peu chère, aujourd’hui ils n’ont plus de solution alternative : ils sont pieds et poings liés avec l’Asie. Or, ces derniers ont logiquement augmenté leurs prix et leur position de quasi-monopole a contraint les éditeurs à limiter les plus-produits (au sens commercial, le plus-produit désigne un avantage comparatif et concurrentiel. Ici il s’agit d’un attribut complémentaire au livre : dépliant, pop-up simple etc. ndlr). Des phénomènes concomitants ont accéléré le processus. Ainsi, la dévaluation de l’euro par rapport au dollar en 2013 a engendré une augmentation de 20 % des prix asiatiques. De plus, en moyenne, la hausse des prix est de 10 % par an. Ça ne peut donc pas continuer comme ça… Telle appétence dépasse d’ailleurs de loin les  éditeurs avec lesquels nous avons travaillé, elle est sensible chez tous ceux que l’on approche sur cette question.

Sait-on quel chiffre d’affaires potentiel un tel cluster pourrait générer ?

C’est la phase 2 qui va permettre de définir un chiffre d’affaires plus précisément autour de ces produits relocalisés, mais avec les chiffres globaux de l’édition, il sera relativement facile d’en donner un ordre de grandeur en temps voulu. De la même façon, la mutualisation (notamment financière) d’un tel cluster reste à penser et établir à l’issue de cette phase 2. Il est clair toutefois que l’idée va consister à nouer des partenariats avec un certain nombre d’imprimeurs que l’on aura préalablement qualifiés : il devra s’agir d’imprimeurs français qui ont déjà une partie de leur CA dans le livre jeunesse et qui impriment en couleur. Le but, c’est de leur permettre d’étendre leur panel d’offre vis-à-vis de clients qu’ils ont déjà dans ce segment éditorial.
Il y a par ailleurs un marché caché de l’édition jeunesse : c’est celui de la coédition. Autant quand on réalise une coédition traditionnelle de littérature, on adresse un fichier texte à un éditeur étranger, qui traduit et imprime pour ses collections les livres dont on lui a cédé les droits, autant pour les ouvrages complexes et semi-complexes, c’est l’éditeur d’origine qui fabrique. Et c’est donc à l’éditeur d’origine qu’appartiennent ces fabrications. L’éditeur étranger, lui, achète des ouvrages terminés. Les chiffres à l’export de livres jeunesse que j’ai pu collecter montrent ainsi que l’on dépasse assez nettement le marché des ventes en France accessible via le SNE, et à analyser avec le BIEF (Bureau international de l’édition française), parce que les volumes « fabriqués » nourrissent aussi ces autres marchés. Sachant que l’édition jeunesse en France est particulièrement créative, et de fait, régulièrement récompensée par des Prix spécialisés, cette dimension supplémentaire ne doit pas être négligée.

Ce cluster pourrait assurer un développement en dehors du livre stricto sensu.

Pour conclure, si vous deviez synthétiser en quelques mots les objectifs portés par ce cluster en cours d’élaboration…

Ce cluster a pour vocation de répondre à plusieurs problématiques :

– Apporter aux imprimeurs de livres couleur un surplus d’activité dans un domaine non-exploité à ce jour.
– Apporter une réponse à une demande éditoriale en termes de rapidité, stabilité et fiabilité.
– Développer le made in France sur des produits emblématiques que sont les livres pour enfants.
– Mettre en œuvre la collaboration entre imprimeurs pour un but commun et fonctionnel.