Denis Ferrand – « Le secteur papetier est sur-sensible aux variations des prix de l’énergie »
Il n’est jamais aisé d’intervenir lors d’un congrès sectoriel avec la casquette d’économiste prévisionniste, qui plus est en des temps de crises plurielles et durables. C’est pourtant là le rôle qui avait été assigné à Denis Ferrand, économiste, chroniqueur aux Echos et Directeur général de Rexecode, avec qui nous avons voulu revenir à froid – et quelques semaines après le congrès – sur quelques points majeurs de son intervention.
Pendant le Congrès de la Filière Graphique à Reims, vous avez notamment dit, avec un brin d’humour (jaune) : « Vous êtes probablement le seul secteur dans lequel on observe encore des hausses des prix des matières premières ». En l’occurrence, c’est une vraie souffrance pour nombre d’entreprises dans nos métiers qui subissent effectivement ce sentiment d’imprévisibilité. Il y a même parfois du fatalisme. A votre avis, pourquoi le secteur graphique semble-t-il ainsi échapper aux tendances macroéconomiques plus générales ?
Il est vrai que lorsque je regardais les cours de la pâte à papier, il s’agissait bien de la seule matière première – pour autant que l’on puisse parler de matière première puisqu’elle est en réalité déjà transformée – qui affichait encore des hausses de prix, alors que le reste refluait sous l’effet d’une contraction de l’activité. Pourquoi ? Probablement parce que c’est une matière qui incorpore énormément d’énergie dans sa fabrication et cela détermine son prix dans des proportions très supérieures à la moyenne. Les autres matières premières réagissent plus directement aux rapports classiques offre/demande, mais il n’empêche que mécaniquement, l’offre et la demande vont s’ajuster parce que la demande va ralentir, au regard de l’évolution d’un coût qui n’est plus supportable. Pour vous donner un ordre de grandeur sur cet aspect, nous avons étudié dans différents secteurs comment ceux-ci sont sensibles à l’évolution des coûts de l’énergie : quand on prend la filière papier, on s’aperçoit qu’une hausse de 43 % des prix de l’électricité et du gaz est « suffisante » pour que l’excédent brut d’exploitation (EBE) dégagé par la branche devienne nul. Et ce en posant comme hypothèse que les entreprises seront capables de répercuter la moitié de la hausse des prix de l’électricité et du gaz dans leurs propres prix… On atteint donc très rapidement une situation de perte d’exploitation, dans la mesure où les prix du gaz ont déjà connu jusqu’à 88 % d’augmentation en France par rapport à 2019. Donc oui, c’est une conjoncture assez « originale » si je puis dire, tout simplement parce que nous parlons là d’un secteur sur-sensible aux variations des prix de l’énergie gazière et électrique.
Vous vous êtes justement attaché pendant le congrès à expliquer pourquoi les prix de l’électricité étaient corrélés à ceux du gaz. Pourtant, le gaz ne produit que 7 % de l’électricité en France et nombreux sont ceux qui appellent aujourd’hui à un découplage et dénoncent un système de fixation des prix éminemment problématique. C’est d’ailleurs le constat de Bruno Le Maire lui-même, sans qu’on ait l’impression que les états aient d’autres moyens d’agir que de recourir à la dépense publique, via des correctifs de fortune… Est-ce qu’il n’est pas dangereux de ne disposer que de ce levier-là ?
L’électricité est en effet déterminée par le gaz parce que le prix s’établit au niveau de la centrale qui apporte le dernier kilowatt nécessaire à l’équilibre en tout instant du marché. Or, on le sait, l’électricité est un produit qui ne se stocke pas, contrairement au gaz. C’est donc souvent le gaz, environ 50 % du temps, qui permet l’équilibre permanent du marché : car c’est la ressource que l’on utilise pour répondre à la demande non satisfaite par les autres énergies, dans une forme d’appoint. L’efficacité du signal prix est au cœur de l’économie de marché et je pense que c’est quelque chose qui doit être préservé. Mais la question consiste en effet à savoir comment l’on met en place une tarification, non pas au prix marginal, mais selon des contrats de long terme pour éviter de générer ce type de rentes. Car c’est bien une forme de rente, dans la mesure où le prix de production marginal d’une centrale à gaz est aujourd’hui bien plus élevé que le prix de production moyen attaché aux autres énergies. A fortiori, plus encore aujourd’hui… Les contrats sont en général calés sur l’évolution des prix du marché, ce qui est une forme de garantie en soi. L’établissement de contrats de long terme me semble en tout cas être un facteur réducteur d’incertitudes pour les industriels, tout en préservant les conditions de la rentabilité de la production pour les fournisseurs d’électricité. Pour autant, en cas de dépassement de consommation, il faut bien pouvoir rémunérer l’appoint, qui est ce phénomène additionnel qui va déplacer l’équilibre entre l’offre et la demande. Il y a donc probablement en effet une grande reconfiguration du système à penser et mettre en place pour donner plus de visibilité aux acteurs et ce faisant, on limitera aussi ce besoin d’intervention par la dépense publique. Et il est vrai que lorsque l’on voit les montants dépensés pour faire face au choc énergétique, on est sur des mannes considérables : c’est au bas mot 100 milliards d’euros sur trois ans qui sont mobilisés pour amortir le choc, à la fois pour les ménages et les entreprises.
« L’inflation que nous vivons aujourd’hui procède de phénomènes qui se sont installés alors que chacun, ou presque, leur prêtait un caractère plus temporaire. »
Vous décrivez l’enchaînement des causes qui a aujourd’hui pu mener au réveil de l’inflation, selon un ensemble de mécanismes économiques finalement, d’apparence en tout cas, assez classique. On a pourtant le sentiment que le phénomène a pris tout le monde de court…
On a effectivement spontanément pensé qu’il s’agissait d’un pur phénomène de déséquilibre temporaire de marché en sortie de confinement et donc, qu’il allait se corriger. Mais il faut toujours revenir sur les effets de la crise du Covid : en sortie de crise, il y a eu des plans de relance massifs, une stimulation monétaire très importante et in fine une sur-stimulation de la demande, qui en plus s’est portée sur des biens industriels. Des besoins forts sont apparus durant les confinements, en contrepoids de ce que l’on ne pouvait plus faire, comme aller au restaurant par exemple. Quand il a fallu combler cette demande, on a assisté à une explosion des prix des matières premières : c’est ce qui a introduit le ver dans le fruit. On l’a d’abord identifié comme le facteur déclencheur d’un phénomène spontané amené à se résorber… Sauf que la demande est restée très forte, mettant à mal le système logistique international et générant diverses pénuries : le manque de semi-conducteurs, les défauts d’approvisionnement sur certaines matières comme le magnésium etc. Cet enchaînement de tensions a eu lieu avant le conflit en Ukraine, qui a eu pour effet d’amplifier le phénomène de manière, là encore, assez imprévisible. Tous ces éléments ont coagulé pour entraîner une boucle d’accélération des prix, diffusé à l’ensemble des biens et services. L’inflation que nous vivons aujourd’hui procède donc de phénomènes qui se sont installés alors que chacun, ou presque, leur prêtait un caractère plus temporaire. On n’a probablement pas vu assez rapidement les effets de propagation qui se jouaient dans l’espace des prix, avec d’autres phénomènes concomitants : la mobilité accrue de la main d’œuvre, notamment aux Etats-Unis, a été à l’origine d’une hausse sensible des salaires. Et bien sûr, lorsque le conflit en Ukraine survient, il vient poursuivre et amplifier un mouvement qui était déjà bien amorcé.
Faut-il s’attendre à voir ce phénomène inflationniste perdurer ?
Petit à petit, les choses vont se calmer parce qu’on observe déjà que beaucoup moins de capitaux sont levés sur les marchés, donc les capacités d’investissement des entreprises commencent à ralentir, de même que les investissements ralentissent également dans l’immobilier. Globalement, les conditions d’une baisse de la demande se mettent en place et mécaniquement, cela diminuera la pression sur les prix. Mais cela va prendre du temps, d’autant que d’autres éléments sont en cause et sont de nature plus structurelle : on a peut-être vu s’installer un paysage plus durablement inflationniste ces derniers mois, notamment via l’accélération des investissements dans la transition énergétique. Ces investissements-là sont en effet facteurs d’une inflation structurelle plus élevée que ce que nous avons connu dans les vingt dernières années.
“Le prix du gaz va certes baisser à terme, mais il ne va probablement pas revenir aux niveaux que nous connaissions.”
Vous dîtes que nous sommes dans une phase de « récession choisie », est-ce que vous pouvez nous dire en quoi cela consiste, combien de temps ça dure et quelles en sont les conséquences à moyen terme, notamment pour les entreprises ?
Cela renvoie d’abord au Covid : nous avons choisi collectivement de mettre l’économie à l’arrêt. Cela veut dire qu’il faut de l’intervention publique pour éviter les disparitions massives d’entreprises et des pertes d’emplois à l’avenant. C’est un peu la même chose par rapport aux conséquences d’un conflit : on a choisi de mettre en place des sanctions visant la Russie, ce qui occasionne des hausses de prix des matières premières, du gaz et par conséquent de l’électricité. Il faut ensuite assumer ces choix, c’est-à-dire en premier lieu accepter une hausse des prix d’importation de certains produits et de certaines matières. Cette hausse de prix occasionne une perte de revenus pour l’ensemble de l’économie nationale, perte qu’il va ensuite falloir répartir entre les agents. Lorsque le prix du gaz augmente comme il a augmenté, il y a un prélèvement sur l’ensemble de l’économie. Le prix du gaz va certes baisser à terme, mais il ne va probablement pas revenir aux niveaux que nous connaissions, parce que nous aurons changé notre structure d’approvisionnement, parce qu’un producteur important (la Russie) se trouvera de fait beaucoup moins mobilisé, parce que nous aurons fait venir du GNL [gaz naturel liquéfié, NDLR] qui coûte beaucoup plus cher et ainsi nous allons déplacer durablement nos coûts énergétiques vers le haut. Cela ne pourra pas être pris en charge par la puissance publique ad vitam aeternam. Il faut donc se poser la question de savoir comment on organise ces pertes, entre la baisse de pouvoir d’achat du revenu des ménages, l’absorption de ce choc de coûts par les entreprises dans leurs marges et comment elles le restituent dans leurs propres prix. Il y a donc un nouvel équilibre à trouver, en gardant à l’esprit qu’on ne pourra pas maintenir longtemps un déficit public aux alentours de 5 %.
Vous dîtes également que le poids de l’industrie dans le PIB recule logiquement. En quoi est-ce un phénomène normal aujourd’hui ?
L’industrie est le secteur qui produit les plus importants gains de productivité dans l’économie. Habituellement, c’est environ 3 % de gains de productivité chaque année, là où dans l’ensemble de l’économie c’est plutôt 1 %. A quoi servent ces gains de productivité ? Et bien notamment à baisser les prix à destination de ses clients, cela sert aussi à augmenter les salaires et/ou les marges de l’entreprise. Comme le prix relatif de l’industrie recule par rapport à celui de l’économie générale, le poids de l’industrie dans la valeur ajoutée globale va diminuer de manière tendancielle. Mais la question qui se pose est celle-ci : est-ce que ce recul du poids de l’industrie en valeur dans l’ensemble de l’économie est accompagné d’un recul en volume ? C’est-à-dire : est-ce que la contraction de la valeur ajoutée est telle qu’elle est insupportable pour le secteur industriel qui restitue tous ses gains de productivité à ses clients sans être capable d’en garder une partie pour préserver ses marges et investir ? Si tel est le cas, l’industrie rentre dans une logique d’attrition. C’est ce que l’on a observé en France, où ce recul du poids de l’industrie dans le PIB, a été beaucoup plus rapide que dans d’autres pays. En Allemagne par exemple, ce phénomène existe aussi, mais au gré de mécanismes plus vertueux de restitution de gains de productivité et de préservation des marges des entreprises. En France, cette perte de valeur ajoutée est aussi un reflet de la perte de compétitivité de l’appareil de production. D’où les difficultés de notre industrie à préserver ses marges…
« On voit se mettre en place les conditions d’une valorisation des efforts d’exemplarité des industriels dans la sphère écologique et c’est probablement ce que la situation actuelle porte de plus positif. »
Faut-il craindre une année 2023 noire sur le plan de l’activité économique ? Quelles sont les conditions d’une sortie de crise ?
On peut craindre une année noire en effet et c’est ce que disent les industriels allemands : cela a d’ailleurs été relayé lors de votre Congrès, lorsque Florian Kohler [propriétaire-gérant de Gmünd et représentant francophone du Bundesverband Druck & Medien, NDLR] expliquait dans son allocution passionnante combien depuis le mois de février 2022, il passait la moitié de son temps à discuter des conditions d’approvisionnement énergétiques. On voit bien qu’il y a là un sujet extrêmement fort. Quand vous regardez les anticipations sur lesquelles s’appuient les allemands, vous vous apprêtez à affronter un hiver sibérien. Pour autant, je vois aussi des motifs d’encouragement dans la mesure où jusqu’à présent, l’investissement des entreprises résiste. Il est même très positif, au regard de la conjoncture. On a l’impression que les entreprises ont compris les conséquences du choc de prix que nous vivons actuellement, à savoir que cela préfigure notre destin économique pour plusieurs années. On a devant nous des prix de l’énergie qui sont voués à être durablement élevés et les entreprises sont peut-être en train de sortir de leurs cartons des projets d’investissement pour réduire leurs consommations énergétiques et « produire mieux », tout simplement. Autant de projets qui n’auraient pas forcément éclos sans l’urgence de la situation. Tout l’enjeu sera de valoriser cette transformation fondamentale des modes de production, si elle se met bel et bien en place. C’est un tout cas un objectif passionnant et il est d’ampleur internationale : comment valoriser des progrès écoresponsables ? Comment en faire un levier de compétitivité ? C’est là qu’il me semble possible de trouver des conditions de sortie de crise : on accélère dans la phase de récession, on se met certes en danger, mais parce que l’on sait qu’on est capable de valoriser les choix qui auront été faits, notamment en termes de production décarbonée. Là-dessus, il faudra faire en sorte que cela soit validé par le marché de manière beaucoup plus ferme que cela n’a été le cas jusqu’à aujourd’hui. Car il est vrai que jusqu’à présent, les investissements dits « verts » ont fait augmenter les coûts de production, sans apporter encore un avantage compétitif suffisant. Parfois, c’était même désincitatif : la hausse des prix qui en résultait voyait se détourner certains clients de ce type d’offre. Mais le durcissement de la règlementation aidant, il y aura probablement une valorisation concrète des investissements liés à la décarbonation. On parle par exemple de la possible mise en place d’une taxe carbone aux frontières, par l’introduction d’une conditionnalité dans le choix des fournisseurs selon qu’ils aient fait ou non des investissements verts etc. On voit ainsi se mettre en place les conditions d’une valorisation des efforts d’exemplarité des industriels dans la sphère écologique et c’est probablement ce que la situation actuelle porte de plus positif. D’autant que c’est une issue gagnante pour tous : pour les entreprises, pour l’économie et pour le climat.