Professeur d’histoire économique à l’Université Paris-Dauphine, Diplômé de HEC, agrégé d’histoire, docteur ès lettres, Philippe Chalmin est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes mondiaux des matières premières. Membre du Conseil d’analyse économique auprès du Premier Ministre, il est l’auteur de nombreux ouvrages et est également chroniqueur en télévision et radio et signe de nombreuses chroniques dans la presse. Avant d’intervenir lors du Congrès de la Filière Graphique “Libres Impressions”, il nous livre ici quelques clés de compréhension d’une crise transversale, qui affecte nombre de marchés plongés dans l’incertitude.
Philippe Chalmin.
On observe depuis quelques mois une flambée des prix des matières premières. On imagine dès lors qu’il existe des causes communes à un phénomène à ce point généralisé, quelles sont-elles ?
Il y a effectivement des raisons communes à cela et d’autres liées à la situation de chaque marché, chacun ayant sa propre histoire. Les deux raisons les plus générales sont :
– Le redémarrage de l’économie mondiale. Il a été plus rapide que prévu puisqu’en ce qui concerne la Chine, il s’observe dès l’été 2020. Pour les Etats-Unis, c’est à peine plus tard : automne 2020. Le redémarrage de l’économie européenne n’est quant à lui intervenu à mon sens qu’à partir du printemps 2021. Ceci s’est traduit par une augmentation de la consommation et donc de la demande, à un moment où bien souvent, les appareils de production n’étaient pas revenus à pleine capacité, du fait du Covid. A un moment aussi où nous avons constaté des goulots d’étranglement logistiques, en particulier en ce qui concerne les transports maritimes. Tout le monde a entendu parler des pénuries de semi-conducteurs, mais il n’y a pas eu que cela : on a observé des tensions sur un certain nombre de marchés. Pour certains, c’était prévisible : pour les métaux par exemple et nombre de produits industriels. Mais pour d’autres, nous avons été plus surpris, je pense notamment au bois de construction, dont le prix a quadruplé aux Etats-Unis. Tout simplement parce que d’un côté l’industrie forestière était encore en situation de réduction de production en raison de la crise sanitaire, et parce que d’un autre côté il a fallu faire face à une augmentation considérable des mises en chantier de logements. Or, 80 % des logements aux Etats-Unis sont en bois, entraînant ainsi une très forte hausse des prix. A tel point que les autres marchés du bois ont été touchés, dans d’autres régions du monde et en particulier en Europe. Cette reprise économique a eu des effets d’autant plus marqués qu’il y avait eu de la part de nombre de gens une sorte de manque à consommer, entraînant une hausse de la demande à un moment où les appareils de production étaient encore affaiblis.
– L’autre grande raison, c’est que la Chine a redémarré beaucoup plus rapidement que tout le monde. Or, c’est le premier consommateur mondial de quasiment toutes les matières premières : incontestablement, la demande chinoise a pesé sur les tensions constatées pour le pétrole, les minerais et métaux, les matières premières industrielles ou même – et c’est relativement nouveau – les produits agricoles. C’est la demande chinoise qui a porté assez souvent les prix de produits tels que le minerai de fer, le cuivre, l’aluminium ou le pétrole à des niveaux largement supérieurs aux minimas qu’on avait enregistrés au printemps 2020. Il faut bien faire la différence d’ailleurs entre le point bas des prix qui étaient pratiqués durant le printemps 2020 et le niveau des prix avant la pandémie. On a toujours tendance à parler de l’augmentation des prix par rapport au printemps 2020, en vérité il faudrait se situer par rapport à la période pré-pandémie, ce qui relativise quand même les hausses de prix.
“La Chine a redémarré beaucoup plus rapidement que tout le monde. Or, c’est le premier consommateur mondial de quasiment toutes les matières premières.”
Ce sont là des causes directement liées à la crise sanitaire… Est-ce qu’elle explique à elle seule le phénomène de pénuries et de hausses des prix constaté ?
Pas tout à fait, il y a d’autres facteurs un peu moins importants à considérer : des accidents climatiques ont perturbé le marché des produits agricoles. Il y a notamment eu de la neige et des gelées au Brésil qui ont eu des effets sur le sucre et le café. Il faut aussi parler d’un autre facteur : alors que les marchés financiers atteignaient des sommets historiques, des investisseurs ont cherché à se diversifier et ont vu les matières premières comme une possible classe d’actifs. On a indiscutablement assisté à un vent de spéculation qui a porté un certain nombre de marchés au-delà des niveaux « raisonnables » qui auraient dû rester les leurs.
Peut-on espérer que ces tensions diminuent désormais ?
Le point haut de ces tensions est probablement derrière nous. Nous sommes en train d’assister à un retour à la normal dans un certain nombre de cas : les prix du bois aux Etats-Unis qui avaient quadruplé sont presque revenus à leur niveau antérieur. Au mois d’août, le prix du minerai de fer a perdu, par rapport aux prix les plus hauts observés au mois de mai, environ un tiers de sa valeur. Et on assiste pour nombre de marchés de minerais et métaux à des mouvements un peu identiques, avec certes toujours des différences d’intensité : au moment où je vous parle, les tensions sont les plus fortes sur l’aluminium et le café par exemple. Mais mon impression, c’est que nous sommes rentrés dans une période de consolidation, même si les goulots d’étranglement logistiques demeurent et continuent de peser sur certains approvisionnements d’entreprises.
“Nous sommes en train d’assister à un retour à la normal dans un certain nombre de cas.”
Y a-t-il des risques de conséquences plus durables ? En d’autres termes, le phénomène peut-il avoir des effets plus constants sur certains marchés ?
Des gens comme Goldman Sachs n’hésitaient pas à parler d’un nouveau super-cycle sur le marché des matières premières, mais je n’y ai pour ma part jamais adhéré. J’ai l’impression que les faits me donnent plutôt raison puisque l’on voit de nombreux marchés qui ont tutoyé leurs niveaux les plus hauts, commencer à baisser. Y compris d’ailleurs sur le plus important d’entre eux qui est le pétrole. Mais encore une fois, les tensions sur le fret et la logistique demeurent, et bien entendu, toutes les prévisions que nous faisons se font à situation sanitaire constante… On peut penser que les évolutions de la pandémie pourront jouer à la hausse des prix si cela paralyse la production, mais à la baisse des prix si cela réduit d’autant plus la consommation. C’est pourquoi il faut avoir conscience que nous restons dans une zone éminemment turbulente, sans même parler des tensions géopolitiques qui sont très sensibles, en particulier sur les marchés de l’énergie.
Comment différencier ce qui relève de tendances de fond et ce qui apparait comme des perturbations plus momentanées et réversibles ? Qu’en est-il par exemple selon vous des hausses de prix constatées sur les marchés du papier/carton ?
Il y a pour les papiers à usage graphique un recul de la consommation tendanciel et structurel depuis des années. Le secteur du carton se porte un peu mieux mais lui aussi a subi les perturbations de collecte et la fermeture des débouchés chinois à l’export. Il est même probable qu’il y ait eu un tantinet d’effet d’aubaine : certains producteurs ont pu en profiter pour restructurer leurs unités, mais c’est difficile de l’évaluer. Ce qui est certain, c’est qu’il y a eu des contraintes logistiques assez dramatiques qui n’ont pas épargné votre secteur : là où un conteneur Asie/Europe peut coûter environ 1500 dollars, on est aujourd’hui facilement à 10 000 dollars. Les goulots d’étranglement au niveau des ports restent par ailleurs tout à fait considérables, que ce soit à l’entrée ou à la sortie des mouvements de matières premières, et c’est un phénomène que l’on constate dans absolument tous les secteurs. On a pris conscience, au travers de cette crise, de la fragilité d’un certain nombre de chaines de valeurs très tendues à l’échelle internationale. L’instabilité s’est même généralisée à nombre de produits que l’on pensait relativement protégés. En l’occurrence, on était habitué à constater des épisodes cycliques de variations des prix sur la pâte à papier et il est vrai que c’était moins sensible sur le PPO [Papier Pour Ondulé, NDLR]. Mais en l’occurrence, le phénomène tend actuellement à se généraliser.
“Il y a eu des contraintes logistiques assez dramatiques qui n’ont pas épargné votre secteur : là où un conteneur Asie/Europe peut coûter environ 1500 dollars, on est aujourd’hui facilement à 10 000 dollars.”
Certains ont pointé un possible défaut d’anticipation, par la constitution de stocks notamment… Est-ce que c’est un levier préventif valide, selon vous ?
Incontestablement, oui. De toute façon, il existe tant des chocs de hausses que des chocs de baisses des prix. L’important pour des industriels, c’est de prendre conscience que le monde est éminemment instable. Ma seule certitude, c’est que demain les prix seront différents d’aujourd’hui. Anticiper par les biais de stocks est une chose, anticiper par le bais d’achats et de couvertures à plus long terme en est probablement une autre. Quand les prix sont bas, on a plutôt intérêt à se couvrir dans ses approvisionnements, mais il convient surtout de ne pas prendre pour acquis les prix d’aujourd’hui. Les papiers sont devenus des commodités, c’est-à-dire des produits dont le prix se fixe dans un pur rapport d’offre et de demande.
Vous portez un discours relativement optimiste, estimant que les tensions sur les matières premières iront maintenant en diminuant… Est-ce que cela vaut également pour le papier/carton ?
Je ne ferai pas de prévision sans base sérieuse, d’autant qu’encore une fois, chaque marché a son histoire. Tout ce que je peux dire c’est que les situations peuvent se retourner de façon assez spectaculaire. Pour le cas du minerai de fer, le prix est tombé en trois semaines de 230 à 140 euros la tonne. Le point haut était à mon sens largement délirant, tout le monde espérait que les prix s’orienteraient à la baisse, mais personne n’imaginait que cela irait aussi vite. On parle là d’un produit pourtant très industriel et la Chine en importe plus d’1,5 milliards de tonnes, c’est ce qui rend la chose extraordinairement surprenante. Et ce n’est pas un cas si isolé : on vient de voir une baisse tout aussi violente en ce qui concerne le bois de construction aux Etats-Unis ou encore en ce qui concerne le coton. Ces baisses peuvent intervenir alors que parfois, on était encore sur des anticipations à la hausse des prix… Je pense que l’on est globalement entré dans une phase de détente, avec toutefois des inconnues sanitaires et géopolitiques qui dérivent logiquement vers des inconnues économiques. Je note quand même un petit peu moins d’optimisme de la part des conjoncturistes aujourd’hui sur le rebond économique post-pandémie, tout simplement parce que la « fin » de la pandémie est sans arrêt repoussée à plus tard. Il faut bien se rendre compte qu’à la moindre résurgence du Covid en Chine, on ferme le port de Ningbo-Zhoushan. De la même façon, pour suivre les évolutions relatives aux goulots d’étranglement logistiques, quand je vois la hausse des taux de frets de conteneurs, je constate qu’ils durent… Je me pose ainsi parfois la question : est-ce une situation organisée par les armateurs ? Je n’en ai pas vraiment l’impression.
“On est globalement entré dans une phase de détente, avec toutefois des inconnues sanitaires et géopolitiques qui dérivent logiquement vers des inconnues économiques.”