ClimateCalc – “On fait le bilan”

Cet article est paru dans Acteurs de la Filière Graphique n°145 (mars 2024)


ClimateCalc est un calculateur européen qui permet d’estimer l’empreinte carbone d’un site d’impression et des imprimés qu’il réalise. Adapté à des problématiques sectorielles spécifiques, il offre une alternative intéressante aux solutions dont l’approche plus industrielle – au sens large – apparaît moins directement accessible. Comment initier un bilan ClimateCalc et comment conduire une démarche suivie dans le temps ? Nous avons interrogé Matthieu Prevost (Responsable Environnement pour l’UNIIC), qui accompagne les entreprises sur ces questions.

On a le sentiment que le sujet du bilan carbone explose aujourd’hui dans les Industries Graphiques, alors que CilmateCalc a déjà plus de dix ans…

La problématique des bilans carbone pour le secteur graphique était poussée chez Intergraf il y a déjà presque quinze ans et il a d’abord été créé un consortium avec le Danemark, la Finlande, la Grande-Bretagne, les pays Bas, la Belgique et la France. D’autres pays ont suivi un peu plus tard : Norvège, Portugal, Suède etc. Il faut bien avouer que la France a d’abord été attentiste, malgré de premiers accompagnements tenus dans le cadre d’actions collectives et ça n’a décollé chez nous qu’assez récemment. Mais nous avons refait notre retard en à peine deux ans : les demandes d’entreprises souhaitant rentrer dans cette démarche ont explosé. Et ça ne ralentit plus, en réaction – je pense – à deux types de pressions : celle des donneurs d’ordre qui poursuivent des trajectoires de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) et celle de mesures qui s’inscrivent plus globalement dans le cadre d’une politique climatique, à l’attention notamment des industriels, que ce soit au niveau réglementaire national ou européen. Ce que l’on vit aujourd’hui, ce sont des obligations visant les grosses entreprises, qui ruissellent en cascade sur les entreprises de plus petite taille et/ou les sous-traitants. Et il y a aussi une pression d’image : nous sommes de plus en plus critiqués et à ce titre nous devons nous emparer de ces sujets.

A ce stade, s’agit-il surtout d’offrir une forme de transparence en chiffrant ses impacts, ou y-a-t-il déjà des programmes construits de réduction des émissions chez les entreprises qui s’investissent ?

Il faut d’abord en passer par une phase de collecte, parce que très souvent, on parle d’entreprises qui ne savent pas où elles en sont. Il faut comptabiliser ce qu’on émet avant de prétendre pouvoir réduire. Une fois que l’on a cette photographie, on peut s’inscrire dans une trajectoire et identifier des objectifs de réduction d’émissions de GES. ClimateCalc permet à la fois une approche site et une approche produit. J’ai tendance à dire que l’approche site est un outil de management interne des réductions d’émissions de GES : cela permet très vite de savoir où il faut porter ses efforts au niveau de la structure globale. Et enfin il y a l’onglet ‘produit’ qui permet une approche plus fine, de travailler une forme de pédagogie avec le client pour ‘mieux concevoir’, tout en optimisant des coûts critiques : gâche papier, consommations d’encres etc.

Il apparaît pourtant très vite que le principal poste d’émissions concerne le support d’impression, l’imprimeur n’ayant donc qu’une marge de manœuvre réduite sur ce qui est imputable aux papetiers…

Effectivement, ça peut aller de 60 % à près de 90 % des impacts carbone qui sont directement liés au papier. Le poste support est le premier à citer s’il faut prioriser les actions, mais ça n’est pas toujours si simple. Déjà parce que la décision appartient au client, à ses frais, et qu’il faut faire avec ce qui existe sur le marché. Partout où j’interviens, j’insiste énormément sur la question de la transparence : je demande aux imprimeurs de l’être, il faudra que les papetiers le soient aussi. Dans l’idéal, il ne faudrait plus acheter seulement une référence, mais savoir de quelle usine elle provient. Cette traçabilité n’est pas toujours aisée à établir, parce que si les distributeurs sont précieux pour écouler de petites quantités à des TPE, ils ne tiennent pas toujours à dévoiler leur lieu exact d’approvisionnement. Autre problème : les paper profiles sont trop souvent établis sur du déclaratif et les données sont encore à mon sens trop souvent imprécises ou lacunaires. On constate d’ailleurs parfois que deux papiers provenant de deux usines différentes ont exactement le même paper profile, ce qui n’est évidemment pas cohérent. Une fois qu’on a dit ça, oui, on peut aller travailler sur le sourcing fournisseurs et c’est ce que font certains imprimeurs que nous accompagnons : ils regardent quelles sont les lignes les plus impactantes de leur bilan carbone et tâchent de les faire sauter, à condition bien sûr que ce soit économiquement viable. A ce stade, il faut être réaliste : l’aspect carbone n’est pas encore un levier essentiel dans la prise de décision du donneur d’ordre, mais c’est un paramètre qui compte de plus en plus. Il faut essayer de se positionner au bon point d’équilibre. Souvent, c’est le volume qui fait le prix : selon ce que le papetier a en stock et selon ce que l’imprimeur veut commander, le prix va être ajusté. L’approche carbone n’arrive encore qu’en dernier ressort. Rares sont les clients qui disent aujourd’hui « Je me moque du prix, je veux le papier le plus vertueux ». Par ailleurs, il faut évidemment faire des choix cohérents au regard de ce que l’on veut produire : on ne va pas prendre un papier exemplaire d’un point de vue ‘impact carbone’, s’il n’est pas adapté à ce que l’on veut faire. Typiquement, les papiers d’art sont des supports très qualitatifs et ils réclament souvent plus de traitements que d’autres.

ClimateCalc a aussi été créé pour offrir au secteur un outil sur-mesure. Pourquoi est-ce que c’était important ?

C’est un produit de fédérations européennes et en cela, ClimateCalc est un outil collectif neutre : ce n’est pas un générateur de business pour des consultants privés, il est déjà très important de le souligner. A ce titre, les tarifs que nous proposons sont aussi bas que possible : 1200 euros pour un accompagnement et trois jours d’audit, ça n’est une réalité que parce que des fédérations comme l’UNIIC en ont fait un outil collectif. Concrètement, une entreprise prend contact avec, soit l’UNIIC, soit le cabinet Ecograf – l’un et l’autre travaillant en bonne intelligence – et en premier lieu, on présente la démarche. On s’assure de la viabilité du projet, de la motivation de l’imprimeur et de sa capacité à ‘jouer le jeu’. Il faut bien avoir conscience que la première année demande un gros travail de collecte de données, pour faire un état des lieux aussi juste et précis que possible. On me demande souvent combien de temps cela va prendre, mais cela dépend beaucoup de la structuration de l’entreprise, de son profil, de sa taille etc. C’est très variable au cas par cas et une moyenne ne serait pas très parlante : ça peut prendre une semaine comme plusieurs mois. Après avoir présenté l’outil, on essaie de déterminer ce qui motive l’initiative de l’entreprise – est-ce que ce sont des pressions clients ou une volonté proactive d’afficher un engagement exemplaire ? – et on rentre dans le dur du protocole GHG [Greenhouse Gas Protocol ou GHG Protocol, que l’on peut traduire en français par protocole des gaz à effet de serre, NDLR] et de la norme ISO 14064. Il est essentiel de redire que nous nous appuyons donc là sur des normes et protocoles éprouvés, parce qu’il n’est malheureusement pas rare de voir des consultants proposer leurs propres bilans carbone, sans que l’on sache vraiment sur quoi ils sont basés.

Les initiés parlent souvent de trois « scopes » comme si le bilan carbone était invariablement structuré partout de la même façon. Est-ce concrètement le cas ?

On doit effectivement considérer trois scopes d’intervention :

– Dans le scope 1, on considère les émissions de GES directement liées à l’usine.

– Dans le scope 2, on s’attache aux consommations d’énergie.

– Dans le scope 3, on rentre les données relatives aux sous-traitants et consommables.

Le plus gros du travail réside sans surprise dans le scope 3 et il est pourtant arrivé que certaines entreprises aient suivi des bilans carbone portés par des consultants, en ne prenant en compte que les scopes 1 et 2. Ça n’a évidemment aucun sens et il est primordial que tout le monde s’appuie sur le même périmètre de mesures. Ensuite on détermine une temporalité : les données de l’entreprise doivent être mises à jour tous les ans pour que l’on puisse suivre les émissions de CO2. Soit on prend pour référence une année civile, soit on prend une année comptable : ce qui compte, c’est de pouvoir faire des comparaisons valables dans le temps. Une fois que tout est prêt, on fait une demande de connexion au calculateur ClimateCalc et c’est la fédération danoise qui nous envoie des logins, sachant que l’outil – encore une fois – a été voulu très simple d’utilisation. En treize paramètres, on couvre l’ensemble des émissions de GES d’une imprimerie, sans se perdre dans des considérations hors-sujet.

L’enjeu a semblé en effet largement consister à rendre l’outil accessible, là où les quelques-uns qui se sont frottés à des bilans carbone multisectoriels témoignent d’une démarche excessivement complexe…

C’est un outil en ligne et pour moi cela rentre tout à fait dans la catégorie formation/action. L’idéal, c’est que l’entreprise soit autonome après la première année, pour rentrer elle-même ses données. On organise bien sûr quand même des réunions de cadrage régulières, qui me permettent de suivre la façon dont sont collectées et rentrées les données et si besoin, j’interviens pour réorienter l’action de l’entreprise. Lors de ces réunions de cadrage, on passe en revue toutes les informations qu’il va falloir collecter, au regard du profil de l’entreprise : son parc machines, ses consommations énergétiques etc. Tout ça se fait à distance et cela me permet de leur livrer un fichier de collecte de données en priorisant les actions. Tout est fait pour leur faciliter la tâche : je leur donne même des exemples d’extractions de données, je leur fournis des modèles de lettre pour leurs fournisseurs en français et en anglais etc. C’est souvent le poste ‘papier’ qui pèse le plus lourd et on commence en général par celui-là. Le premier audit n’est programmé que lorsque l’entreprise est prête. Si tout se passe bien, un certificat ClimateCalc leur sera décerné, pour attester que la démarche de l’entreprise est conforme aux critères du protocole GHG et de la norme ISO 14064. C’est tamponné par l’UNIIC et pendant un an, ils peuvent utiliser le calculateur et accéder à l’onglet ‘produit’. Cela nécessite une formation rapide avec des études de cas sur des calculs produits, pour que les commerciaux et deviseurs deviennent autonomes sur l’outil. Je les incite à mettre en place des procédures en interne pour déterminer où est l’information et comment la récupérer au mieux. Cela permet de créer des automatismes sur le long terme, de sorte que l’on gagnera du temps d’une année sur l’autre. La première année est donc quasi-systématiquement plus compliquée, parce qu’elle nécessite d’identifier les données dont on a besoin, mais aussi de trouver et d’impliquer les personnes ressources dans l’entreprise. A ce titre, ce sont des ‘responsables de la donnée’ et ils doivent pouvoir s’appuyer sur des éléments de preuve : pour satisfaire à un audit, il faut toujours prouver ce que l’on dit.

Arrive-t-il que certaines données demeurent malgré tout manquantes et que fait-on pour ne pas bloquer les bonnes volontés ?

Heureusement, on dispose d’une marge de manœuvre pour affiner les données qui seraient difficiles à évaluer en interne. Par exemple : sur un site de plus de 500 personnes fonctionnant en 3/8 avec beaucoup d’intérimaires, il est quasi-impossible de calculer les trajets domicile/entreprise. Dans ces cas-là, on s’appuie sur des fichiers RH pour déterminer combien de cartes de transport sont partiellement ou totalement remboursées, pour évaluer combien prennent la voiture ou les transports en commun, à quelle fréquence etc. A partir de là, on applique des consommations moyennes en fonction du mode de locomotion, au plus proche de ce que l’on peut estimer. On le fait bien sûr avec des données certifiées, il ne s’agit pas d’y aller au doigt mouillé. Par ailleurs, on se le permet sur des postes qui ne sont pas des postes majeurs d’émissions de GES, de façon à ce que ces estimations soient à la fois très fines et d’importance secondaire dans le calcul global. Typiquement, je ne veux pas faire ça sur le poste papier/carton : pour que l’audit passe, il suffirait de renseigner plus de 50 % des références papier, mais dans les faits, on s’oblige à approcher les 100 %. J’estime qu’il faut avoir cette exigence-là et se laisser de la marge ailleurs, quand c’est nécessaire.

On est dans une démarche de normalisation avec des items à renseigner. Prenons l’exemple des plaques : pour un imprimeur offset, il faudra rentrer une consommation annuelle de plaques, en tonnes. Soit ces données existent déjà, soit il va falloir aller les chercher, par exemple en faisant des extractions à partir d’un ERP sur tous les jobs de l’année. Ensuite, via le CTP on connaît le format et l’épaisseur des plaques utilisées, ce qui nous rend capables de déterminer un poids. On peut aussi solliciter la comptabilité pour retrouver les commandes de plaques et interroger les données fournisseurs. C’est là que l’accompagnement prend tout son sens : souvent, ces informations ne sont pas impossibles à avoir, elles demandent juste un travail d’analyse et de déduction que l’on est capable de mener au cas par cas, selon la façon dont l’entreprise fonctionne. Pour le poste le plus lourd – celui du papier – on commence en général par faire une extraction de l’ERP pour savoir ce que l’entreprise a ‘roulé’ comme type de papiers au fil de l’année. C’est plutôt simple à établir lorsque les achats ont été effectués en direct auprès du papetier, ça l’est moins si l’on passe par un distributeur : il va falloir traduire les références des distributeurs, les mettre en parallèle avec celles du papetier et identifier l’usine de provenance. Une fois que l’on a fait ça, il faudra s’appuyer sur un paper profile à jour, ce qui n’est pas toujours facile non plus. Là encore, c’est toujours plus complexe la première année : une fois que ce travail est fait, on peut dupliquer ces données et les appliquer à de nouveaux volumes.

Comment gère-t-on les cas d’entreprises qui ont grossi et/ou investi, de telle manière que leur volume d’affaires a pu augmenter, sur des marchés potentiellement nouveaux pour eux ? En soi, l’entreprise sera plus émettrice en valeur absolue, même si elle travaille mieux…

Pour les entreprises qui auront plus imprimé et donc émis plus de CO2, par le seul fait d’une activité en progression, on a indicateur de CO2 à la tonne transformée. C’est en soi plus parlant qu’un total qui ne veut pas dire grand-chose. La performance d’une entreprise se mesurera plus justement à la lumière d’un prorata à la tonne imprimée. Par exemple, pour la gâche papier : pour établir une moyenne sur site, on rentre la quantité totale de papier imprimé à l’année versus le volume de déchets récupérés par le prestataire agréé : on sait que la différence entre l’un et l’autre, c’est du calage machines, de la rogne etc. A partir de là, il est assez facile d’établir un taux de gâche moyen. Il faudrait aussi parler de certaines imprimeries qui partent avec un handicap, dans la mesure où il sera plus difficile d’être exemplaire avec des sites un peu vétustes. On ne peut pas tout corriger par des ajustements et quand on travaille dans des bâtiments qui sont des passoires énergétiques, on a une marge d’amélioration à court/moyen terme qui ne nous permettra pas forcément d’afficher un bilan carbone aussi performant que d’autres entreprises mieux installées ou plus modernes. C’est pour cela que je pense vraiment qu’il faut appuyer l’idée de progrès : l’important, c’est que chacun s’attache à faire mieux, avec ses propres marges de progrès.

La tentation sera grande pour les donneurs d’ordre d’en faire un outil de comparaison, pour mettre les entreprises en compétition entre elles…

Le risque, c’est de comparer tout et n’importe quoi : des imprimeurs offset feuille et/ou roto, des imprimeurs numérique grand format, des sérigraphes etc. ClimateCalc permet aux entreprises d’effectuer des comparaisons européennes en fonction des procédés d’impression, ce qui est déjà plus parlant. Mais même là, ce sont en vérité des exercices assez bancals : avec un même procédé, on peut être positionné des sur des qualités de produits très différentes et être amalgamé avec des imprimeurs qui n’auront pas du tout les mêmes obligations techniques et qualitatives.

Ne risque-t-on pas de voir des donneurs d’ordre exiger une évaluation carbone avant de passer commande, au moment du devis par exemple ?

Un client pourra le faire oui, mais ce n’est pas forcément comme ça que cela va se passer. Il y a quinze ans, certaines marques ont poussé leurs imprimeurs à avoir une certification ISO 9001 pour continuer de les référencer. Résultat : certains ont dû se priver de la moitié de leurs sous-traitants, parce qu’il y a une réalité industrielle qui les a rattrapés. Du coup, ils ont rectifié le tir en demandant aux entreprises de mettre en place des démarches, sans forcément aller jusqu’à la certification. Ce sera à peu près la même chose avec le bilan carbone : attention à ne pas être trop restrictif. On compte environ une centaine d’utilisateurs de ClimateCalc aujourd’hui en France (contre 169 au total dans le monde), c’est une toute petite élite au regard du tissu industriel puisqu’on dénombre environ 4000 imprimeries à l’échelle de notre pays. Il faut accompagner le mouvement, sans se précipiter pour autant. Si aujourd’hui, un imprimeur devait indiquer sur son devis une estimation d’impact carbone pour la soumettre à son client, il faudrait y consacrer un poste à temps plein. En plus, les simulations impliquent souvent de chiffrer différentes hypothèses, selon les papiers choisis, le nombre d’exemplaires commandés, le procédé d’impression retenu etc. C’est rapidement très chronophage. Il n’empêche que oui, il y a des donneurs d’ordre qui vont entamer tout une réflexion autour de leurs rapports aux sous-traitants, en essayant par exemple de travailler avec des acteurs locaux en circuit court.

Est-ce que lors de la première phase d’accompagnement, il peut être pointé chez l’entreprise des éventuelles contreperformances ciblées, pour dire par exemple « sur ce point, il va falloir faire mieux » ?

Oui, j’ai une marge de manœuvre et je le dis. J’ai travaillé notamment avec des imprimeurs qui utilisent des papiers techniques et fonctionnels, au sujet desquels il manque parfois des données. Dans ces cas-là, on effectue des calculs en prenant en considération les scénarios les plus critiques, ce qui n’est pas pour les arranger. Dans ce cas-là, je les sensibilise au fait qu’en ayant une meilleure remontée des données, non seulement on sera plus précis, mais ce sera à leur avantage. Plus globalement, l’audit sert à ça : que peut-on mettre en place pour affiner et réduire les émissions de CO2 ? Certains vont devoir travailler prioritairement sur leurs consommations d’énergie, d’autres sur des optimisations internes en termes de calages machines ou de consommation de plaques, d’autres sur le taux d’encrage etc. Mais encore une fois, tout ça, ce sont finalement de petits postes d’amélioration, l’essentiel des efforts porte souvent sur le sourcing papier. C’est une fois qu’on a travaillé sérieusement là-dessus qu’on s’attaque à réduire les autres postes.

On l’a dit, ClimateCalc est un outil qui a déjà une certaine ancienneté. Le site Internet n’est pas devenu obsolète ou un peu « daté » avec le temps ?

Le site vient d’être totalement refait et il va encore évoluer lors des prochains mois. Nos bases de données sont régulièrement mises à jour et nous affinons les données selon l’état de ce que nous savons des facteurs d’émissions attachés à tel ou tel poste. Le but, c’est vraiment d’être au taquet sur l’ensemble des facteurs d’émissions, pour proposer le calculateur le plus précis à l’heure actuelle. C’est quelque chose qui change perpétuellement, au gré notamment des informations existantes dans les bases de données et des progrès chez les fabricants de machines, donc rien n’est arrêté. Par ailleurs, l’accès au calculateur est paramétrable : le dirigeant d’entreprise peut accéder à tout, tandis que d’autres profils pourront par exemple n’accéder qu’à des fonctions qui les concernent sur du calcul produit.

Le mot d’Ecograf

Ecograf accompagne aussi les acheteurs d’imprimés, éditeurs (presse magazine, livres), agences de production dans l’estimation de leur empreinte carbone.

« Les imprimeurs doivent comprendre que leurs clients n’ont pas le choix : ils doivent estimer leurs émissions de gaz à effet de serre en vue de les réduire. Si les imprimeurs ne sont pas capables de transmettre une information robuste accompagnée de solutions d’optimisation, la seule alternative s’offrant aux acheteurs pour réduire leurs émissions sera de réduire leur volume d’achats. Estimer ses propres émissions ne revient donc pas, comme on peut l’entendre, à se tirer une balle dans le pied, mais bien à tenter de maintenir ses volumes. En proposant des grammages plus faibles, des formats mieux adaptés permettant de réduire la gâche, des solutions innovantes, l’imprimeur offrira la possibilité à son client d’atteindre ses objectifs de réduction. Enfin, ce travail doit s’accompagner d’une révolution culturelle : le concept de chaîne graphique (où la fin de la chaîne subit les décisions du début) doit être remplacé par un concept d’écosystème graphique. Chaque unité constitutive de cet écosystème doit partager un objectif commun de réduction des émissions de l’ensemble. C’est par le partage, l’écoute et la co-construction que cet objectif, ardu, sera rempli. Même si la majorité du marché n’attend toujours qu’un prix, un délai et une qualité, la minorité du marché qui a déjà fait sa mutation mérite que l’on y prête attention. »

 


 

Témoignages

ClimateCalc par ses utilisateurs

Ils sont quelques pionniers – une centaine – à avoir adopté l’outil en France. De différents profils, ils dressent des constats à la fois semblables et complémentaires, sans toutefois viser tous les mêmes objectifs. Petit tour d’horizon…

KVC Print

Jérôme Jallu (Directeur général adjoint) – « Echanger avec ses clients pour s’entendre sur des axes de progrès. »

KVC Print répond aux marchés de l’impression/fabrication de supports de communication grand format, offset et numérique, intérieur et extérieur : affiches, PLV, signalétique, adhésifs, bâches etc. La démarche ClimateCalc s’est imposée à nous d’abord lorsqu’il a fallu répondre aux demandes de nos clients, principalement les grands acteurs de l’industrie du luxe, de l’automobile ou des télécommunications, qui se sont engagés à une neutralité carbone à horizon 2035. Puis chemin faisant, nous avons voulu quantifier nos émissions et entrer dans une démarche d’amélioration de notre empreinte. En particulier en travaillant sur nos bâtiments, nos approvisionnements et en proposant des solutions en circuit court à nos clients. Tout ce travail nous permet donc à la fois de répondre à une demande qui est concrète, mais aussi en interne de mettre en exergue nos propres points d’amélioration. Est-ce que cela soulève des défis ? Oui ! Côté entreprise, cela implique des investissements importants : un changement de matériel ou de type d’énergie par exemple. Côté clients, les solutions peuvent être coûteuses : changer de papier ou de technologie d’impression par exemple. Mais l’important est d’échanger avec ses clients pour s’entendre sur des axes de progrès, selon les possibilités de chacun.

Grafik Plus

Aurore Le Corre (Directrice du développement) – « Proposer un devis A et un devis B, avec deux papiers différents, tout en expliquant les différences d’impact carbone. »

La question de notre empreinte carbone a vraiment commencée à être traitée il y a bientôt trois ans. A l’époque, on sentait déjà quelques frémissements en ce sens chez nos plus gros clients, certains nous demandant si nous avions fait des bilans carbone, mais on restait dans du déclaratif. On a fait partie des fous qui avaient essayé, avant ClimateCalc, d’utiliser le tableur de l’ADEME [RIRES]. Mais c’était très difficile de gérer ça seul et beaucoup d’informations demandées n’avaient rien à voir avec les industries graphiques. Il fallait presque des compétences d’ingénieur pour renseigner certains champs et sauf à passer par des consultants ou y consacrer énormément de temps, c’était infaisable. Pire encore : on mettait le curseur de notre bilan où on le souhaitait : scope 1, 2 ou 3, au choix. C’était donc à la fois plus compliqué, moins pertinent par rapport à la réalité de nos métiers et moins rigoureux. ClimateCalc nous a permis d’aller au bout de la démarche, tout en offrant une meilleure maîtrise de l’outil. Notre premier bilan ClimateCalc a été fait en 2023, sur la base de nos données 2022, et avons obtenu notre certificat en novembre dernier. Il a fallu beaucoup travailler avec la comptabilité pour obtenir tous les chiffres nécessaires, même si dans le cadre d’une démarche RSE entamée chez Grafik Plus depuis 2008, nous avions déjà mis pas mal d’indicateurs en place, ce qui nous a bien aidés. Cela nous a permis de débriefer dès fin 2023 avec nos clients les plus sensibles sur ces questions, à minima pour pouvoir faire différentes propositions : par exemple un devis A et un devis B, avec deux papiers différents, tout en expliquant les différences d’impact carbone. On essaie d’accompagner nos clients vers les meilleures alternatives, sachant que les mesures brutes d’impact carbone sont peu parlantes en soi : on a besoin de comparatifs pour commencer à mesurer les progrès que l’on peut faire. C’est du moins vrai pour les mesures produits, ce qui concerne le site a davantage d’utilité pour nous, en interne. Ce que l’on peut partager avec les clients, ce sont des objectifs d’amélioration. De toute façon, l’essentiel de la marge que l’on a est souvent sur le support d’impression : chez Grafik Plus, le papier pèse 60 à 70 % de notre impact carbone. Il est facile d’en proposer d’autres, avec de meilleurs paper profiles, mais quand on est verrouillés sur des marchés où le client est vraiment attaché à une référence, il faut essayer de trouver d’autres leviers.

Groupe Prenant

Juliette Guillermou (Cheffe de projet) & Philippe Vanheste (Directeur général adjoint) – « On aiguille au mieux nos clients pour qu’ils fassent des choix éclairés, sachant que les papiers pèsent aujourd’hui pour plus de 71 % de notre empreinte carbone. »

PV : Nous avons renforcé l’approche RSE du groupe il y a dix ans, pas tant sur un plan normatif que volontaire. Dans cette optique, nous avions à l’époque certainement plongé trop vite dans une démarche de bilan carbone, sans être prêts : les exigences étaient telles que cela s’est avéré inapplicable. Ce qui m’a séduit avec ClimateCalc, c’est qu’on ne nous demande pas l’impossible : si on n’est pas tout de suite en mesure de renseigner certaines informations, on peut se raccrocher à des valeurs moyennes et avancer. Le fait que ce soit un outil collectif européen facilite l’appropriation d’une démarche qui reste abordable, que l’on soit une petite ou une grande entreprise. L’intérêt premier, à ce stade de notre démarche, c’est de pouvoir garantir aux clients une transparence. C’est le fait de pouvoir leur dire : « Vous faîtes 20 000 brochures, on est en capacité de vous dire quel est l’impact carbone de cette production, avec des estimations directement sur le devis et/ou sur la facture ». Les pistes d’amélioration sont pour nous la prochaine étape.

JG : Nous avons aujourd’hui une base d’informations solides pour travailler sur le long terme une baisse de nos émissions carbone, mais il faut que ça concorde avec des impératifs économiques. La crise de l’énergie nous a par exemple contraints à gérer une urgence en termes de maîtrise des coûts. La dimension économique existe aussi pour les clients, lorsqu’ils doivent choisir un papier : même les plus investis font des compromis. Typiquement, choisir un papier recyclé est très compliqué : l’impact carbone va varier énormément selon les propriétés qu’on en attend et selon son lieu de production. On sait par exemple que si c’est en Suisse, avec une énergie globalement hyper-décarbonée, c’est l’idéal. Mais à quel prix ? On les aiguille au mieux pour qu’ils fassent des choix éclairés, sachant que les papiers pèsent aujourd’hui pour plus de 71 % de notre empreinte carbone. Cela étant dit, on voit apparaître la notion de bilan carbone dans des appels d’offre aujourd’hui : c’est une vraie évolution, ça n’était pas aussi explicite quelques années auparavant.

Nortier Emballages

Sandra Cloarec (Responsable RSE & QSE) – « Nous sommes toujours force de proposition. »

ClimateCalc est un engagement de longue date pour nous, puisque cela a débuté en 2014. Mais nous n’étions probablement pas assez mûrs à l’époque, raison pour laquelle ça n’a abouti que récemment, avec un vrai coup de boost consécutif à notre labellisation Print Ethic : c’est via l’enjeu 10 que nous avons pu relancer un bilan carbone, sachant que nous étions dans le même temps challengés de façon récurrente par nos clients sur cette question : quelle empreinte carbone pour tel produit ? Quelles actions mettez-vous en place ? Etc. Dans le milieu du packaging cosmétique de luxe, c’est devenu une préoccupation très sensible. Nous aurions pu prendre un autre outil, mais dans la mesure où ClimateCalc est pensé spécifiquement pour les industries graphiques, avec un réel accompagnement, cela lui confère un net avantage. A ce stade de la démarche, nous avons d’ores et déjà décidé de nous faire accompagner pour mieux comprendre et optimiser nos consommations énergétiques. Mais la question la plus complexe finalement, c’est celle de savoir ce que l’on fait des résultats que nous obtenons sur le calculateur. Sur la partie mesurant les impacts du site d’impression, c’est peu lisible d’un point de vue extérieur et sans contextualisation, c’est difficile à interpréter. Pour les produits, nous sommes toujours force de proposition auprès de nos clients avec des propositions écoconçues.

Cloître Imprimeur

Anne-Emmanuelle Crivelli (Responsable RSE & Innovation) – « Privilégier l’impact bas carbone, privilégier le local ou privilégier le recyclé, ce n’est pas forcément se rendre aux mêmes choix. »

ClimateCalc est un précieux outil de progrès, mais pour comparer différents imprimeurs entre eux, c’est déjà plus compliqué : un chiffre d’émissions de CO2 ne suffit pas, il faut comparer des démarches RSE, des démarches de certification, des parcs machines, des politiques d’intégration notamment vis-à-vis du handicap etc. Le bilan carbone est à mon sens un levier parmi d’autres, mais grâce à ClimateCalc, je pourrai par exemple à terme proposer à nos clients une option bas carbone : parce que je suis maintenant en mesure de calculer l’impact CO2 de nos produits et donc de proposer des alternatives, en travaillant notamment sur le support d’impression. Mais il faut bien avoir conscience que selon ses priorités, on ne tirera pas les mêmes conclusions : privilégier l’impact bas carbone, privilégier le local ou privilégier le recyclé, ce n’est pas forcément se rendre aux mêmes choix. Ce sont des engagements complémentaires et qui tirent évidemment dans le même sens, mais j’essaie de dire à nos clients qu’il n’existe pas d’approche-type qui concentre à elle seule toutes les bonnes pratiques. Il s’agira toujours de trancher, en fonction de ses objectifs.

Mya Andres – “En ne faisant que du digital, on appauvrit ses connaissances”

Les finales Internationales des Worldskills se sont tenues en France (à Lyon, Eurexpo) du 10 au 15 septembre derniers, sans que ne puissent être représentés les métiers de l’impression, l’épreuve ayant hélas été écartée de celles retenues pour l’échelon international de la compétition (relire notre article). Restent toutefois les métiers du prépresse, avec pour nous l’occasion d’interroger Mya Andres, médaillée d’Or française de la spécialité en septembre 2023, qui nous en dit un peu plus sur son parcours et son rapport à la matérialité…

Si la France a brillé à domicile en terminant à la troisième place des nations les plus titrées de la compétition, Mya Andres n’aura pas réussi à damer le pion au Coréen Chaehwan Kim, au Chinois Zihong Zhang et à la Singapourienne Xueyi Joanne Li, qui ont trusté le podium dans l’épreuve très relevée des Arts Graphiques. Pas de quoi remettre en cause l’excellence de sa prestation ainsi qu’une profonde envie d’apprendre, la jeune graphiste de 22 ans nous confiant notamment être favorable à une présence renforcée du print, pour mieux appréhender son travail. Nous l’interrogions quelques jours avant les finales internationales, à la fois sur son rapport à la compétition et sur sa vision du métier.

Podium des finales nationales 2023, Arts Graphiques : 🥇Mya ANDRES – Grand-Est 🥈 Mathéo ROY – Nouvelle-Aquitaine 🥉 Lucas PERNET – Bourgogne-Franche-Comte.

Les finales internationales approchent, est-ce que tout ce que ça implique est nouveau pour vous ?

Oui et non. J’avais déjà participé à la 46ème édition des Worldskills, c’est la deuxième fois que je concoure. J’avais réussi les épreuves régionales et fini 4ème lors des finales nationales. J’avais 18 ans en 2020 et je savais que je pourrai toujours tenter ma chance cette année, à 22 ans [la limite d’âge est fixée à 23 ans, NDLR]. J’ai atteint mon objectif en remportant les finales nationales l’an dernier, donc je suis prête à tenter l’échelon international…

C’est souvent le cas : les compétiteurs les plus performants ont souvent eu besoin de s’appuyer sur l’expérience d’un premier essai, avant de donner leur pleine mesure…

Oui, c’est exactement ce qui s’est passé pour moi, mais aussi pour celui qui m’a précédé : Emmanuel Young [le vainqueur de la précédente édition, NDLR] avait lui aussi eu besoin de deux tentatives. J’ai corrigé à la fois des aspects techniques et des aspects plus liés à la préparation sportive. Avec mon coach, Raphaël Pascual, on a travaillé mon attitude pour que je sois plus zen et forcément, j’ai gagné en maturité en quatre années. Mais j’ai aussi progressé en technique pure, à l’école j’ai poursuivi un enseignement avec une spécialisation design à la fois dans le print et le numérique, tout en ayant plus de séances d’entraînement. Forcément, cela m’a beaucoup aidée.

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux métiers du graphisme ? C’était une vocation de longue date, une passion enracinée depuis l’enfance, ou est-ce qu’au contraire ce fut une révélation plus tardive ?

Je dessinais énormément, dès le collège. Y compris sur mes cahiers de maths [RIRES]. C’est une de mes professeures qui m’a conseillé un lycée professionnel dans la région et c’est là-bas que j’ai découvert les métiers du graphisme. J’y allais surtout avec l’envie de faire de l’illustration ou de l’animation, mais en me formant aux outils graphiques – Illustrator, InDesign etc. – je me suis intéressée de plus en plus à cet univers. Je me suis aussi dit que le graphisme m’ouvrirait certainement plus de portes, parce qu’on peut y faire énormément de choses, là où l’illustration ou l’animation sont des domaines peut-être plus fermés et sélectifs. Je me suis donc plutôt dirigée vers le design graphique, pour ensuite réfléchir à des spécialisations qui seraient en phase avec mes envies.

Comment avez-vous découvert l’univers des Worldskills ? Ce sont des enseignants qui vous ont suggéré de participer au vu de la qualité de vos résultats ?

Oui, c’est en terminal que des professeurs ont commencé à me parler des Worldskills. L’idée de compétition m’a tout de suite attirée, parce que j’ai cet esprit là. J’ai donc tenté ma chance dès 2020, à 18 ans. C’est une expérience que j’ai vraiment aimée, malgré le contexte, en plein Covid…

On travaille autant le physique que la concentration ou le contrôle de soi. C’est là que la dimension sportive de la compétition devient évidente, parce que les connaissances et la technique ne suffisent pas.

Vous avez déjà l’expérience des finales nationales, est-ce que c’est très différent de ce que vous vivez pour les finales internationales, notamment en termes de préparation ?

L’approche pour les ‘Inter’ est très différente oui, avec davantage d’entraînements que l’on appelle les PPM [pour ‘Préparation Physique & Mentale’, NDLR] : on y travaille autant le physique que la concentration ou le contrôle de soi. C’est là que la dimension sportive de la compétition devient évidente, parce que les connaissances et la technique ne suffisent pas. D’autant que l’on fait ces PPM avec l’ensemble de l’équipe de France, tous métiers confondus. Après, on a aussi évidemment des exercices métiers, où l’on s’attaque par exemple à d’anciens sujets, ce qui est très pratique pour voir ce que l’on doit encore améliorer. Les corrections se font avec l’équipe métier au complet, ce qui permet de discuter collectivement, mais aussi de comprendre comment les épreuves sont notées et donc comment les aborder au mieux.

Vous pouvez être amenée à travailler sur quelque chose qui sera à terme imprimé – un flyer, un packaging etc. – ou au contraire peut-être quelque chose qui restera sur écran (un site Web, une illustration pour appli’ téléphone etc.). Qu’est-ce que cela change dans votre approche ?

Oui, forcément les travaux print ou 100 % digitaux ne s’abordent pas de la même manière : que ce soit sur la gestion des images, les DPI [‘Digit Per Inch’ en anglais, soit la résolution d’un fichier ; NDLR] etc. il faut évidemment s’adapter. Quand on sait que le fichier sera imprimé, on s’ajuste techniquement au mieux selon ce qu’énonce le sujet : si c’est imprimé en offset, en numérique ou autre, mais aussi s’il y a du vernis etc. Cela va dépendre aussi de la machine dont on disposera sur le lieu de compétition, je sais que lors des entraînements que nous avons eus au Canada, nous pouvions imprimer avec des vernis, ce qui permet de mieux se rendre compte de ce qu’il faut faire ou éventuellement corriger.

Vous arrive-t-il de devoir travailler sur des sujets 100 % numériques, c’est-à-dire sans impression ?

Généralement, on a des sujets avec un mix des deux, mais oui, il n’est en soi pas impossible d’avoir des sujets où il n’y a pas d’impression. Mais dans la pratique, on imprime quasiment à chaque fois pour montrer notre travail. Il y a quasi-systématiquement un produit fini dans le sujet « Edition » – souvent un livret d’une vingtaine de pages – et là ce sera forcément imprimé/agrafé, avec du bon matériel pour que cela rende justice aux projets réalisés. L’impression est obligatoire dans le sujet « Packaging » : c’est en imprimant et en montant notre boite que l’on voit si ça fonctionne ou pas. C’est moins important lorsque l’on travaille sur des logos, même si là aussi, il peut arriver qu’on les imprime sur du papier A4.

J’imagine que vous avez déjà une expérience professionnelle en dehors des cours, notamment grâce aux formations en alternance ?

Oui, je suis actuellement en alternance et je change d’école cette année : je passe en Master Direction Artistique et je travaille donc en alternance dans une entreprise de motion design qui s’appelle Motion Graphic Designer. En l’occurrence, je ne fais pas de print du tout ici, mais c’est tout l’intérêt pour moi de changer d’école et aller vers la Direction Artistique : ça me permet justement d’équilibrer.

Je suis convaincue qu’il faut continuer d’imprimer et j’ai envie de maîtriser ces techniques : non seulement parce que ça m’attire, mais aussi parce que j’ai le sentiment qu’en ne faisant que du digital, on appauvrit ses connaissances.

Nous évoluons vers des modèles de communication où les écrans et les contenus connectés ont pris une place fondamentale. Quel est votre regard sur ce phénomène ? Est-ce que vous constatez une forme de marginalisation du print et est-ce qu’à votre avis, les jeunes générations s’en éloignent ?

Je ne sais pas si j’ai le même avis que les jeunes de mon entourage [RIRES]… Non seulement j’aime imprimer ce que je fais, mais j’ai aussi la manie de récupérer tous les flyers que je peux trouver dehors. Avec ce qui est physique, on dispose de valeurs ajoutées potentielles qui n’existent pas en numérique : la texture du papier, les rendus d’impression, les ennoblissements… Typiquement, si on nous demande un Riso [pour « Risographie », soit une technique d’impression proche de la sérigraphie mécanisée, qui permet d’obtenir des rendus tramés à l’esprit artisanal, NDLR], on obtient des choses très particulières, là où l’écran a tendance à être plus uniforme. Je suis convaincue qu’il faut continuer d’imprimer et j’ai envie de maîtriser ces techniques : non seulement parce que ça m’attire, mais aussi parce que j’ai le sentiment qu’en ne faisant que du digital, on appauvrit ses connaissances. L’entreprise pour laquelle je travaille a l’habitude de répondre à des musées et même si l’essentiel de la demande est digitale, il nous est arrivé de travailler à des impressions assez spéciales sur des plaques de bois par exemple, des éléments décoratifs pour de la scénographie etc. Je pense qu’on aura toujours ce type de besoins, c’est aussi ce qui permet de sortir du lot. J’ai l’impression que les gens de mon âge ont conscience que le print permet d’avoir de vraies valeurs ajoutées, même si les pratiques penchant clairement vers le digital.

L’autre grande tendance, c’est évidemment l’Intelligence Artificielle, qui dans nos métiers touche d’ailleurs d’abord le prépresse. Est-ce que la révolution en cours vous inquiète et vous fait reconsidérer la façon dont vous devrez travailler ?

Pour moi l’IA est un outil et ce n’est pas quelque chose que je crains. Je vois ça comme une aide davantage que comme quelque chose dont il faudrait avoir peur. Lorsque je travaille en freelance, je me dis que mon meilleur argument, c’est de développer mon propre style. Si des gens sont sensibles à ce que je propose en termes d’illustrations de designs, alors ils reviendront vers moi.

L’enfer numérique est encore devant nous

Culture Papier recevait Guillaume Pitron, journaliste et auteur notamment de « La guerre des métaux rares, la face cachée de la transition énergétique et numérique » en 2018, puis de « L’enfer numérique : voyage au bout d’un like » en 2021, aux éditions Les liens qui libèrent. Retour sur un échange aussi passionnant que glaçant, tant l’hégémonie numérique porte des externalités négatives croissantes (c’est un euphémisme), qu’il semble extrêmement difficile – sinon de défaire – seulement de contenir.

 

Il le reconnaît volontiers : s’il n’avait pas acquiescé aux desideratas de son éditeur, le dernier ouvrage signé Guillaume Pitron n’aurait gardé que son sous-titre pour s’intituler plus volontiers « Voyage au bout d’un like ». A la fois parce que la formule lui semblait plus fidèle à l’esprit du livre et surtout parce que loin d’être un technophobe patenté, Guillaume Pitron refuse d’être vu comme l’anti-numérique qu’il n’est pas. Car il s’agit bien de décrypter la machinerie numérique pour en comprendre chaque rouage et, dit-il, « développer une perception sensorielle d’Internet ». C’est-à-dire donner à voir la matérialité de ce qui est supposément immatériel, dans des proportions à ce point vertigineuses qu’elles ramènent à un constat implacable : sauf à imposer des garde-fous d’urgence, l’enfer numérique est bel et bien devant nous.

Personne n‘envoie une lettre papier pour dire à un ami ‘j’arrive’. On ne remplace pas une lettre par un email, mais par des centaines d’emails. Il s’envoie 163 milliards de mails par jour, l’effet rebond c’est ça.

« Plus c’est petit, plus c’est gros »

« Nous allons consommer plus de métaux ces 3 prochaines années qu’en cumul depuis 70 000 ans. Et il faut se figurer qu’en 2060, le niveau global de consommation de ressources sur la planète aura été multiplié par 2,5 par rapport à 2011 » assène Guillaume Pitron, désireux de démontrer combien « l’infrastructure numérique est en passe de devenir la plus grande infrastructure jamais constituée par l’être humain ». Rien de moins, sans qu’il ne soit même seulement concevable que pareille prophétie n’advienne pas. Car le terme ‘infrastructure’ n’est pas choisi au hasard : si un smartphone contient déjà une cinquantaine de métaux rares, il n’est rien sans l’immense écosystème qui lui permet d’être continument connecté, sans la masse exponentielle de données hébergées dans des data centers, sans les centrales électriques spécifiquement dédiées à ces serveurs ou encore sans les câbles qui font transiter la bande-passante au travers des mers (99 % du trafic Internet passe en effet par des câbles, très marginalement via des satellites). De sorte que nous sommes évidemment loin des contenus prétendument « dématérialisés » qui voyageraient de façon fluide par terminaux numériques interposés, avec des appellations marketing flatteuses tels que le « cloud », qui porte en réalité très mal son nom. « On estime, selon le concept du sac à dos écologique, qu’en moyenne un objet manufacturé – comme une tasse par exemple – pèse 40 fois son poids, au vu des ressources, directes et indirectes, qu’il a fallu mobiliser. Le smartphone a un des ratios les plus élevés au monde : c’est comme s’il pesait 1200 fois son poids » illustre Guillaume Pitron, insistant sur l’extraordinaire complexité d’une technologique pourtant ultra-compacte. « Les puces électroniques sont un peu l’emblème de cette matérialité cachée. C’est quelque chose de minuscule, qui aura nécessité l’apport de nombreux sous-traitants et engagé énormément de matières dans le processus de fabrication. Une puce pèse ainsi en moyenne 16 000 fois son poids, c’est le ratio le plus élevé jamais mesuré. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que souvent, avec le numérique, plus c’est petit, plus c’est gros ».

L’obsession des acteurs du numérique aujourd’hui, c’est la continuité de service. L’enfer du numérique vient précisément se nicher ici. Parce qu’on ne peut pas arrêter Internet, jamais.

Continuité et redondances : les traits de l’enfer numérique

Bien que connu et largement documenté, « l’effet rebond » peine encore à intégrer les réflexions et autres calculs d’impacts dès qu’il s’agit de s’appuyer sur des comparatifs. « Le Figaro m’avait interrogé l’été dernier en me demandant s’il valait mieux envoyer une lettre ou un email. Je leur ai répondu que la question était passionnante mais surtout très mal posée. Bien sûr qu’à première vue, il vaut mieux envoyer un email. Mais personne n‘envoie une lettre papier pour dire à un ami ‘j’arrive’. On ne remplace pas une lettre par un email, mais par des centaines d’emails. Il s’envoie 163 milliards de mails par jour, l’effet rebond c’est ça » illustre Guillaume Pitron pour rappeler une évidence qui pourtant, instinctivement, s’impose rarement comme telle. Mais là n’est pas l’entier du problème que nous pose la mesure des impacts numériques, tant nous sommes désormais massivement incapables de tolérer une panne ou des déconnexions intempestives. « L’obsession des acteurs du numérique aujourd’hui, c’est la continuité de service. L’enfer du numérique vient précisément se nicher ici. Parce qu’on ne peut pas arrêter Internet, jamais. Si Facebook vous dit ‘veuillez vous reconnecter dans deux minutes’, vous ne l’acceptez pas. Pour remédier à ça, on redonde l’infrastructure de sorte que si un centre de données tombe en panne, un autre prend immédiatement le relais. Il existe ainsi des centres de données qui ne seront certainement jamais utilisés, parce qu’on veut prévoir ce qui n’arrive jamais » se désole-t-il, décrivant un surdimensionnement d’infrastructures d’autant plus gloutonnes qu’elles répondent à un niveau de précaution quasi-paranoïaque. Davantage que des pannes, c’est même seulement la latence numérique qui est honnie par l’immense majorité des utilisateurs : on ne supporte plus de voir une application ‘ramer’ et tarder à nous répondre. Là encore, pour réduire la latence, on multiplie les relais. A tel point que se sont donc constituées des infrastructures à l’avenant, bel et bien matérielles en effet, très au-delà même de ce qu’un usage raisonné réclamerait.

L’IA, ou la peur du pire

Raisonner les usages, c’est justement ce qui a valu un bad buzz cinglant à Najat Vallaud-Belkacem, l’ex-Ministre de l’Education nationale proposant notamment dans une Tribune parue dans les pages du Figaro, de « rationner Internet ». Ainsi s’est-elle-même risquée à y attacher un ordre de grandeur : trois gigas de données par utilisateur et par semaine. Suscitant l’hilarité moqueuse des uns, mais aussi l’appui bienveillant de quelques autres, cette tentative visant à poser une limite à ce qui semble ne plus devoir en avoir, illustre toutefois combien la problématique soulevée ici est sensible. Peut-on seulement concevoir un retour en arrière ? Probablement pas encore. « Open AI ne communique pas encore sur les chiffres de ChatGPT4, mais on connaît ceux de ChatGPT3. Pour la phase d’entraînement, c’est de l’ordre de 150 tonnes d’équivalent CO2, soit environ 200 allers/retours Paris/New York, ce qui est en soi assez peu. En revanche, la phase d’utilisation, pour environ 13 millions d’utilisateurs par an, on considère que l’impact est 200 fois plus élevé que pour  la phase d’entraînement », sachant que la dernière mesure du nombre d’utilisateurs du désormais célèbre agent conversationnel d’Open AI culmine à plus de 180 millions (décembre 2023), loin des 13 millions servant ici de base de calcul. « Mais on conjecture que ChatGPT 4, c’est encore 100 fois supérieur aux impacts de ChatGPT3 », précise Guillaume Pitron. Des ratios qui donnent le vertige, alors que loin d’agir pour une sobriété numérique sérieuse, les pouvoirs publics poussent pour voir naître un champion français en la matière, parce que les priorités sont celles-là : il s’agit de tirer profit d’une manne économique majeure, sans se voir aspiré par les géants américains ou chinois. « On ne veut pas être dépendants d’infrastructures qui, potentiellement, nous espionnent. Dans un monde qui, géopolitiquement, se tend, je ne vois pas comment on va s’arrêter. On sait que dominer le cyberespace est un levier de puissance » estime-t-il, dans un mélange contraint de fatalisme et de lucidité. Pourtant, les signes faisant état d’un trop-plein numérique ne manquent pas. Et ils sont annonciateurs du fait qu’immanquablement, un jour, il faudra freiner des quatre fers.

Il ne faut pas attendre de limites de ressources à l’expansion numérique : il y aura toujours quelque part du métal à extraire et des substituts seront créés pour les besoins du marché.

L’espoir, malgré tout

 « Il faut peut-être aussi redire à quel point le numérique est archi-nécessaire. Qu’aurait-on fait sans lui pendant le Covid ? Les conséquences économiques et sociales auraient été bien plus lourdes encore. C’est aussi un outil de connaissances incroyable : grâce à lui, on sait en temps réel comment se porte la barrière de corail par exemple. Il ne faut pas attendre de limites de ressources à l’expansion numérique : il y aura toujours quelque part du métal à extraire et des substituts seront créés pour les besoins du marché. Les limites sont plus sûrement psychologiques, on a vu le sujet surgir ces dernières années pour des raisons de santé physique et mentale. Une autre limite, c’est la démocratie, raison pour laquelle nous sommes en train d’essayer de réguler les réseaux sociaux. Et l’autre limite, la plus évidente, est environnementale, même si le niveau de conscience est très hétérogène selon les pays. Il est assez élevé en France, pas du tout aux Etats-Unis par exemple » tient à conclure Guillaume Pitron, pour laisser enfin entrevoir l’espoir d’un revirement salvateur. Car si l’enfer numérique est devant nous, il faudra se rappeler que rien ne nous oblige à nous y rendre sans réagir collectivement. La matérialité imprimée est certainement une réponse – modeste – parmi tant d’autres, pour offrir des alternatives à un tout-numérique dont on sait aujourd’hui à quel point il s’avèrera néfaste. Et à ce stade, toutes les alternatives – a fortiori quand elles ont fait leurs preuves – sont bonnes à prendre.

Quid de la place des femmes dans les Industries Graphiques ?

A l’initiative de la CCFI, une conférence dont le sujet – sensible – apparaît à la fois dans l’air du temps, tout en étant très inhabituel dans le paysage thématique des Industries Graphiques. Et s’il était temps de se poser la question de la place des femmes dans les métiers de l’impression ?

Dans la continuité des travaux qui interrogent l’attractivité de nos métiers, leur féminisation apparaît comme un nécessaire axe de progrès. « Idéalement, nous avons besoin de tous les profils. C’est en soi une bonne raison de se demander si les femmes sont favorablement accueillies » résumait Marion Meekel (CCFI) en ouverture des débats. Car personne ne nie d’évidentes réalités : notre industrie manque de bras, les difficultés de recrutement dont témoignent les chefs d’entreprises en font largement état. Par ailleurs, la diversité des profils est effectivement un atout, les besoins en ateliers ramenant de moins en moins à des stéréotypes de genres – qu’il faudra dépasser pour de bon – supposant qu’il faille être grand et fort pour supporter la pénibilité supposée des tâches. S’il s’agit déjà là d’une idée reçue que le secteur s’attache à combattre pour redorer son attractivité, elle tend encore (de moins en moins, heureusement) à éloigner les femmes des métiers de la production.

On compte 34 % de femmes et 66 % d’hommes dans les effectifs du Labeur en France.

Les femmes se sont déjà historiquement imposées dans l’imprimerie

« La présence des femmes dans les imprimeries est avérée dès le XVIème siècle » souligne Fernande Nicaise, responsable de l’atelier de typographie du musée de l’imprimerie de Lyon. « Il était toutefois beaucoup plus difficile pour elles de s’imposer en tant que femmes dans les ateliers » précise-t-elle sans surprise, rappelant à ce titre que celles-ci étaient donc d’autant plus méritantes. La cohabitation n’a ainsi pas toujours été sans heurts, au point qu’une grève éclata au XIXème siècle pour s’opposer à leur embauche en ateliers, certains hommes n’appréciant pas que cette main d’œuvre moins bien payée obtienne les faveurs de chefs d’entreprises qui « les trouvaient souvent plus habiles dans les métiers de la typographie ». Si la Justice tranchera en faveur des femmes sur ce conflit, elles ne pouvaient toutefois à l’époque pas travailler de nuit. Et aujourd’hui ? « On compte 34 % de femmes et 66 % d’hommes dans les effectifs du Labeur en France » indique Pierre Barki, Président de Culture Papier et à la tête de Barki Agency. Un ratio inférieur à celui de l’Industrie en général, puisque la parité – même si elle cache encore des assignations à des postes particuliers, en fonction du genre – est quasi-atteinte : les femmes occupent en effet 48 % des postes en Industrie. Quant aux salaires, les femmes sont en moyenne rétribuées à 13 % de moins que les hommes, en raison d’une légère surreprésentation de ces dernières dans les catégories ouvrières.

En fin d’année 2022 a eu lieu la présentation du guide pour favoriser la mixité dans les métiers de l’industrie de l’imprimerie et de la communication graphique. Ce guide a vocation à sensibiliser le grand public et les entreprises sur la mixité au sein du personnel des industries tout en répondant concrètement aux différents préjugés de la branche. L’UNIIC HAUTS-DE-FRANCE, MARNE ET ARDENNES est partenaire et solidaire de cette action, initiée par l’AMIGRAF, le CORIF, le Département du Nord et la Région Hauts-de-France. Pour obtenir le guide, complétez le formulaire suivant.

La peur de s’exprimer encore ancrée

« Il a été très difficile de faire parler de jeunes professionnelles. La peur d’un préjudice dans l’exercice de leur fonction est très net » pose pour premier constat Isabelle Erb-Polouchine, vice-présidente de la CCFI. Un questionnaire sur les comportements sexistes vécus ou constatés en entreprises, avec toutes les conséquences qui peuvent y être liées, a en effet vu la CCFI obtenir 150 réponses : destiné prioritairement aux jeunes entrants (avec 52 % d’hommes ce qui est une indication en soi), lesdites réponses traduisent l’existence persistante de discriminations à l’embauche, de comportements problématiques (remarques déplacées, harcèlement etc.), de critiques plus dures à l’attention des femmes, de surreprésentation féminine dans les bureaux de fabrication ou encore de rémunération négociées à la baisse. « Seuls 10 % des répondants estiment que tous ces problèmes sont derrière nous » synthétise Isabelle Erb-Polouchine, comme pour nous exhorter à ne pas relâcher l’effort et rester vigilant. Si Virginie Hamm-Boulard, directrice de Brodard & Taupin (groupe CPI), témoigne d’une trajectoire professionnelle plutôt sereine où la bienveillance a toujours primé, elle le reconnaît : « J’ai commencé avec un statut cadre et c’est probablement ce qui m’a protégée », elle qui ne compte que « 17 % de femmes » dans son effectif et dont le bagage technique lui aura épargné les jugements suspicieux. De là à dire que tout fut rose… « Dans les années 90, on m’a reproché un management trop… féminin. On a jugé que je manquais de fermeté » ajoute-t-elle, s’agissant ici de stéréotypes de genre qui, bien que sur le reculoir, ont encore aujourd’hui la dent dure.

Les femmes qui ont ‘réussi’ ont dû, plus que les hommes, ‘faire leurs preuves’, imposer leur vision et, davantage que leurs homologues masculins, faire la démonstration qu’elles méritaient d’être là.

Pour une meilleure inclusivité, lutter contre les stéréotypes de genres

Les stéréotypes de genre ont cela de problématique qu’ils prennent souvent les traits de maladresses involontaires, drapés dans des « compliments » qui se veulent bienveillants. Dire des femmes qu’elles sont plus douces et meilleures intermédiaires que les hommes avec les clients, fait à ce titre figure d’exemple particulièrement parlant. De ces comportements anodins – souvent acceptés pour ne pas générer de conflits – découlent des catégorisations dont les écueils sont plus concrets, en cela qu’ils se traduisent en inégalités de traitement mesurables. « La RSE couvre un très large champ de thématiques. L’enjeu 7 du label Print’Ethic a ainsi pour but de faire un bilan chiffré, en se basant sur l’index Egapro » souligne Valérie Bobin-Ciekala (Responsable RSE chez Ambition Graphique, créatrice du label Print’Ethic), soit, entre autres : calculer et publier les écarts éventuels de représentation entre les femmes et les hommes parmi les cadres dirigeants, estimer déjà leur simple capacité à y accéder, notamment par le biais de la formation. Une mise à plat nécessaire, alors que les témoignages recueillis par la CCFI font état d’un constat assez clair : les femmes qui ont ‘réussi’ ont dû, plus que les hommes, ‘faire leurs preuves’, imposer leur vision et, davantage que leurs homologues masculins, faire la démonstration qu’elles méritaient d’être là. Lorsque Larisa Chatelet, artiste typographe (imprimerie Laville) fait le récit d’une trajectoire qui l’a vue passer des Beaux-Arts aux ateliers d’impression, sans formation technique et – qui plus est – sans parler couramment le français à ses débuts, l’on se doute que le basculement n’a pas été évident. « J’ai été bien accueillie, mais j’ai dû me faire ma place et il a fallu du temps pour que j’impose ma vision » confirme-t-elle, persuadée que « quand on a un profil artistique, on a des idées, y compris dans les domaines techniques liés à la fabrication ». Une ouverture qui a par ailleurs ses mérites, puisque se tourner vers des profils atypiques permet certainement de donner leur chance à des visions neuves, dénuées d’idées préconçues et bénéficiant d’un recul précieux. C’est en tout cas le constat fait par l’imprimerie Laville, qui décrit l’apport de Larisa Chatelet comme une véritable plus-value d’entreprise.

Voir le résumé de la CCFI

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Imprim’Luxe – Dix ans et des idées plein la tête

Dix ans, c’est un cap qu’Imprim’Luxe ne s’est pas privé de célébrer, cette longévité marquant la réussite d’un projet qui n’a toutefois pas fait le tour de sa question. Car Pierre Ballet, recevant pour l’occasion Hubert Védrine et Arnaud Montebourg – qu’on ne présente évidemment plus – décrit l’avenir du label dont il est le Président avec un objectif clair : resserrer plus encore les liens avec les donneurs d’ordre.

C’est à L’Automobile Club de France que le label donnait rendez-vous à ses plus fidèles soutiens, avec des invités de prestige. Malheureusement, se sent-on obligé de préciser, la venue d’Hubert Védrine pour cet anniversaire d’Imprim’Luxe survient dans un contexte de tensions géopolitiques à ce point explosif, que son intervention était d’autant plus attendue. « On me demande ce que l’état du monde induit aujourd’hui pour vos activités. Vous pensez bien qu’en quelques minutes, je resterai très général » souligne-t-il alors, lui qui se décrit comme un « réaliste » qui aura été contraint de l’être, fort de sa carrière de diplomate, ancien ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Jospin et ancien secrétaire général de la présidence de la République sous François Mitterrand.

Hubert Védrine, ancien Ministre des Affaires étrangères entre 1997 et 2002 (Gouvernement Jospin).

Fracturée, la mondialisation tient bon

« Nous vivons une ère de la mondialisation fracturée. C’est parfois difficile à entendre pour les occidentaux, qui ont tendance à se voir comme étant à l’avant-garde de la civilisation, de la morale et du progrès, mais après l’attaque de Poutine en Ukraine, il y a quarante pays – qui pèsent pour les deux tiers de l’Humanité – qui n’ont pas voulu choisir lors de l’assemblée générale des Nations Unies. Parmi ceux-là, certains n’ont aucune sympathie pour la Russie, mais ils se refusent simplement à être dans le camp occidental de façon automatique » commente Hubert Védrine, ajoutant qu’à la lumière de la guerre au Proche-Orient, « Pour un milliard de musulmans, ce que l’occident perçoit comme étant du terrorisme et de l’antisémitisme, est un acte de résistance ». Une fracture ouverte, donc, mais qui ne remet nullement en cause la réalité d’une mondialisation toujours opérante. « Typiquement, les entreprises du luxe ne souffriront pas forcément de ces fractures et continueront de toucher des cibles avec du pouvoir d’achat, en se rendant désirable à l’international » ajoute-t-il en effet, se refusant à confondre une mondialisation fracturée avec un mouvement hypothétique de démondialisation. « Aux entreprises de ne pas trop s’occidentaliser elles-mêmes », pose-t-il toutefois comme condition, revenant ici un peu à ses racines de conseiller diplomatique. Ainsi devine-t-on ici une première forme de divergence avec Arnaud Montebourg, qui avait été l’un des premiers hommes politiques français à se faire porte-étendard de ladite « démondialisation », non sans y aller de sa propre définition d’un concept qu’il ne nomme toutefois plus de la sorte…

Arnaud Montebourg, ancien Ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique.

Le made in France comme acte de résistance

Pourtant, de divergences débattues de haute lutte il n’y aura pas : « Dans un rapport qu’il avait rendu au Président Sarkozy sur l’avenir de la mondialisation, Hubert Védrine réhabilitait la nation comme premier outil collectif d’action économique » précise en effet Arnaud Montebourg, qualifiant à cet égard Hubert Védrine de « visionnaire ». S’appuyant ainsi sur ce combat commun, l’ancien Ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique de France, le redit en 2023 avec la même verve qu’alors : la construction européenne a selon lui été le théâtre d’une « soumission » autorisant pêle-mêle « le dumping et la concurrence déloyale » et ayant pour conséquence des « destructions économiques », faute d’un cadre protecteur suffisant. Dénonçant les logiques moins-disantes qu’engagent trop souvent les mises en concurrences mondialisées, Arnaud Montebourg voit en l’existence du made in France une forme de résistance nécessaire : non, il ne s’agira pas de s’aligner. « La mondialisation n’était pas un fait contre lequel on ne pouvait rien. C’était un fait politique concerté, décidé, organisé » embraye-t-il, refusant de voir en la désindustrialisation qui s’en est suivie, une fatalité. « Le made in France, c’est la possibilité pour une nation de mettre tous les jours, le pain et le couvert. C’est une vision purement mercantiliste : je dois assurer le pain quotidien de mes concitoyens. Moi ça ne m’intéresse pas de développer la Chine » s’emporte-t-il déjà, appelant de fait chaque nation à se donner les moyens politiques de sa propre survivance économique. « Nous avons le pire déficit extérieur de l’Union Européenne » se désole-t-il ensuite, faisant en creux le constat d’un redressement manqué et d’un endettement progressif. A sa modeste échelle, sur un secteur – celui du luxe – qui bénéficie d’évidents atouts intrinsèques pour s’exporter à bon prix, Imprim’Luxe mène sa part du combat : porter haut l’image de l’industrie française, au profit (car ce n’est pas un gros mot) des entreprises qui adhèrent au label. Pas de triomphalisme pour autant, Pierre Ballet définissant parfaitement les enjeux : « Nous constatons qu’en 2022, certaines grandes maisons – comme Hermès ou Chanel – ont décidé de relocaliser en France la fabrication de nombre de leurs packagings, pour des raisons de stratégie RSE sûrement, mais aussi pour accompagner et soutenir notre industrie ». Evoquant l’action d’Imprim’Luxe davantage à ce jour comme un liant précieux qui aura permis des « fertilisations croisées entre les labellisés » que comme un moteur de relocalisation directe, il ne veut pas s’en tenir là. « Je pense qu’il nous faudra travailler auprès de structures qui ont des contacts avec les donneurs d’ordre que nous n’avons pas à l’heure actuelle, pour aller plus loin et devenir plus encore, un indicateur d’excellence pour les maisons du luxe » formule-t-il comme vœu, évoquant pour ce faire un management repensé, une équipe rajeunie et des objectifs redéfinis. De toute évidence, s’il y avait déjà une brèche il y a dix ans, elle s’est accentuée dans une ère Post-Covid qui a ravivé des manques productifs malheureux, en sus d’un travail de reconsidération des circuits courts, à des fins (notamment) de lutte pour le climat. De telle sorte qu’au moment de souffler sa dixième bougie, Imprim’Luxe fait état d’une vision claire et ambitieuse de son avenir : il faut se signaler face aux donneurs d’ordre comme les porteurs d’une solution vertueuse de relocalisation, avec le prestige intact du made in France. De quoi, c’est certain, s’assurer encore de beaux anniversaires.

Retrouvez les photos de la soirée

Pierre Ballet, Président d’Imprim’Luxe.

Chère IA, dessine-moi un logo

Cet article est paru dans Acteurs de la Filière Graphique n°141 (mars 2023)


Lorsque sur la scène du Software Village du salon C!Print, Aurélien Vaysset (Co-fondateur et CEO – Emersya) présente quelques croquis d’illustration générés par une IA, littéralement « en dix secondes », sur la base d’un brief de quelques lignes, on saisit tout du dilemme éthique vertigineux que recouvre l’usage – ou non – des techniques de création automatique et assistée, dans le domaine du design graphique.

Les outils sollicités n’en sont pourtant encore qu’à leurs prémices, mais il faut dire combien les résultats obtenus sont d’ores et déjà bluffants de pertinence et propres à répondre à une foule de demandes « modestes » qui n’exigent pas une authenticité créative inattaquable. Dit très simplement : à condition de décrire précisément votre requête, en des termes aussi justes que détaillés, un Midjourney, un Dall-E, un Imagen ou un Stable Diffusion pourront abattre en un clic le travail d’une journée chez un designer graphique chevronné. De quoi prendre le sujet au sérieux.

« Pourquoi ne pas réfléchir à créer nos propres outils et les entraîner avec nos propres ressources, pour soutenir notre processus créatif ? » Emmanuel Young (Champion du monde Worldskills – Arts Graphiques)

L’Intelligence Artificielle, pire amie ou meilleure ennemie ?

Plutôt que de s’en faire une ennemie imbattable à son propre jeu (car une IA ira toujours plus vite que vous, pour beaucoup moins cher), le défi pourrait être de s’en arroger les services pour s’en faire une alliée nécessairement cadrée et régulée. « Je ne m’en sers pas encore » reconnaît Robin Gillet, designer graphique (Studio Ellair), conscient toutefois que ça ne saurait durer : « C’est quelque chose qui émerge et qui fera forcément partie de nos métiers », le piège de rejeter complètement cette perspective revenant en effet peu ou prou à sombrer dès à présent dans le déni. Mieux encore, on sent chez la jeune génération de designers graphiques, très avantageusement représentée en la personne d’Emmanuel Young, médaillé d’Or des Worldskills 2022 à l’échelle internationale, une ouverture d’esprit sur ces questions, à mille lieues de tout réflexe défensif caricatural. « C’est à nous de nous emparer de l’IA. Pourquoi ne pas réfléchir à créer nos propres outils et les entraîner avec nos propres ressources, pour soutenir notre processus créatif ? » s’interroge-t-il, dans une démarche d’appropriation qui témoigne déjà d’une relative acceptation confinant à la lucidité. Car s’il est une obsession qui transpire des réponses de ces jeunes graphistes, c’est celle de ne pas se faire déposséder d’une sorte de légitimité créative. D’où cette question récurrente : comment faire de l’IA non pas un procédé substitutif, mais un pur soutien à la création ? Une nuance capitale, qui nécessitera le soutien bienveillant de clients qui pourraient hélas être tentés de durcir leur approche, au motif que Dall-E, Midjourney ou tant d’autres leur mâchent le travail. Un raccourci que Robin Gillet qualifie de « malsain », notamment parce qu’il méconnaît la nature profonde du travail d’illustration. « Contrairement à ce que l’on peut penser, l’aspect technique de l’illustration n’est pas ce qui est le plus long. Ça ne prend souvent que quelques heures. En revanche, je peux passer plusieurs jours sur de la recherche d’idées » précise Robin Gillet, qui met là justement le doigt sur la nécessité de ne pas mépriser ce temps de réflexion assez intangible, en cela qu’il sollicite justement la sensibilité humaine. « Quand un client va travailler avec un graphiste ou un illustrateur, il y a un échange qui se crée où on partage sa culture, son histoire. Il y a quelque chose qui relève du feeling » commente-t-il, ajoutant que « l’IA s’appuie forcément sur de l’aléatoire » et donc ne pourra au mieux que simuler des rapports humains. Or, ce sont ces rapports qui peuvent générer de l’émotion et être la sève d’une inspiration créative « unique », là où une IA agit rationnellement en compilant – de façon plus ou moins heureuse, d’ailleurs – de la data.

« ChatGPT vous construit une réponse déjà toute faite, toute biaisée et possiblement erronée soit-elle, avec les apparats d’une vérité ordonnée. »

Un brief de quelques mots soumis à des programmes d’Intelligence Artificielle a permis d’obtenir en quelques secondes des colibris quasi-exploitables en l’état.

Se servir des IA, c’est avant tout savoir s’en protéger

Le risque prégnant d’un recours illimité et quasi-systématique aux outils d’IA génératives tient un mot : celui de la désintermédiation. Car faire aveuglément confiance à un programme algorithmique désincarné, c’est donc effectivement lui confier des décisions, des choix et des interprétations, sans vérification. L’excuse pour y céder est toute trouvée : il s’agit de gagner du temps. « C’est à nous d’instruire les entreprises, nous sommes avant tout un métier de culture. Nous devons nous renseigner sur énormément de choses et nous imprégner de références artistiques pour les faire passer au client » explique Robin Gillet, qui tient légitimement à garder le contrôle sur son travail. Car plus on délègue cette couche nécessaire de recherches, de réflexions et d’analyses, moins on sera en capacité de comprendre le sens de ce que l’on propose. Or, une IA n’est qu’un miroir : elle ne sera « intelligente » que si nous le sommes avant elle, parce que « nous » sommes littéralement ce qui la nourrit. Drôle de paradoxe en effet que de risquer de s’appauvrir en recourant – mal – à une technologie qui voudrait nous délester de tâches dites « inintéressantes » ou « chronophages ». La chose est certes tentante, mais la pente vers laquelle elle pourrait nous emmener est d’ores et déjà identifiée et elle est dangereuse : quand vous posez une question à un moteur de recherche, ce dernier vous liste un ensemble de contenus et de ressources identifiés par mots-clés qu’il vous reviendra ensuite de trier, en ce sens que juger de leur pertinence relèvera de vos propres arbitrages. A contrario, un ChatGPT vous construit une réponse déjà toute faite, toute biaisée et possiblement erronée soit-elle, avec les apparats d’une vérité ordonnée. Le plus conscient de ce problème s’appelle Sam Altman, fondateur d’OpenAI (soit l’entreprise derrière Chat-GPT), qui nous alerte clairement sur sa propre création : « ChatGPT est incroyablement limité, mais assez bon pour certaines choses et pour créer une impression de grandeur. C’est une erreur de s’y fier pour quoi que ce soit d’important ». Nous voilà donc prévenus. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il faudra rejeter en bloc tout de cette technologie, de toute façon déjà existante et opérante, mais l’essentiel du cadrage éthique qui nous fait face devra maintenant nécessairement prendre des formes réglementaires. Que Google soit déjà tenté d’évoluer vers une IA générative pour traiter les requêtes soumises à son moteur de recherche (c’est bien là le sens de la création de « Bard », sorte de réponse à ChatGPT) prouve que le débat est de nécessité actuelle. Voire urgente.

Nos jeunes ont du talent

Intergraf – la fédération européenne des métiers de l’impression – remet chaque année depuis 2017 le « Young Talent Award », pour récompenser les jeunes de moins de 25 ans capables de proposer une vision originale, des idées novatrices et aussi, parfois, des critiques constructives, pour dessiner l’avenir de nos métiers. Pour cette édition 2023, et nous pouvons en être fiers, le podium est 100 % français : Mario Mendez Alexandre et Loïc Voisin occupent respectivement les troisième et seconde places, la lauréate étant Manon Lassaigne, qui nous livre ici son ressenti et rentre dans le détail de ses (déjà !) fortes convictions.

Manon Lassaigne, chargée de communication & marketing chez Loire Impression et lauréate du Young Talent Award 2023, remis par Intergraf.

Comment êtes-vous entrée dans les Industries Graphiques ? Est-ce que vous pouvez nous rappeler votre âge et nous résumer votre parcours ?

J’ai 23 ans et j’ai découvert les Industries Graphiques un peu par hasard, il y a deux ans, alors que je faisais un Bachelor en communication. Pour intégrer le Master que je visais, il me fallait trouver une entreprise en alternance et je suis tombée sur une offre d’emploi sur Linkedin, dans ce qui est toujours mon entreprise actuelle, Loire Impression. L’offre était assez décalée par rapport à ce que je faisais [RIRES], mais elle m’a énormément plu. Je n’avais jamais vraiment pensé à me diriger vers le print, mais ça m’a semblé intéressant et je me suis dit ‘Pourquoi pas ?’.

Comment vous est venue l’idée de participer au concours organisé par Intergraf sur les jeunes talents dans nos métiers ?

C’était un pur coup de chance,  je suis tombée sur l’annonce du concours dans le journal « Caractère » et j’ai voulu tenter le coup. Ce n’était absolument pas prémédité, j’ai spontanément demandé à mon tuteur et à mon responsable hiérarchique si je pouvais y participer. On s’est renseignés, on a vu que j’étais éligible et je voulais m’autoriser ce petit challenge. C’était un peu compliqué puisque je continuais d’étudier en parallèle et je devais même assurer des examens à ce moment-là. Mais j’avais trouvé le sujet très intéressant [la question était « Quelle est la place du print dans un monde digital ? », NDLR] et je voulais essayer, en me disant que ce serait de toute façon une occasion d’apprendre des choses. D’ailleurs, quand j’ai appris que j’étais lauréate de ce Prix, j’avoue que je ne m’y attendais pas. J’ai été très heureuse de recevoir le mail de Béatrice Klose [Secrétaire générale d’Intergraf, NDLR] concernant les résultats. Elle et l’équipe d’Intergraf ont été très bienveillants et d’un grand soutien pour la conférence qui a suivi à Riga, en Lettonie.

Comment avez-vous abordé le sujet ? Vous saviez d’emblée ce que vous diriez ou est-ce que ça a nécessité que vous vous posiez mûrement la question ?

Les deux ! C’était à la fois évident, en ce sens que je savais ce que je voulais dire, mais ça a quand même nécessité beaucoup de travail et de recherches. Il y avait beaucoup de choses que j’avais envie d’aborder, certainement un peu trop d’ailleurs parce que j’ai dû faire des choix pour respecter les limitations de l’espace d’expression alloué par le concours. Il y avait déjà évidemment toutes les choses que j’ai apprises en deux ans dans mon entreprise, dont je voulais témoigner, plus toutes les recherches que j’ai faites en parallèle pour aller plus loin. J’y ai passé beaucoup de temps et je suis sûre que j’ai encore progressé, grâce à ce travail. Mais dès le début, il y avait des convictions : je croyais en l’avenir du print, je savais que ces métiers étaient sous-valorisés en comparaison de tout ce qu’on dit sur le digital et je reste persuadée que c’est quelque chose qui va changer.

« Je vois davantage de gens accroc’ à leur téléphone qui ont dix à quinze ans de plus que moi. J’ai l’impression que les comportements qui rompent avec ça viennent avant tout des jeunes générations. »

Vous manifestez une foi inébranlable en l’imprimé. Est-ce que c’est quelque chose dont vous étiez spontanément convaincue, ou est-ce que c’est une conviction qui s’est construite par après, au gré de votre expérience en entreprise ?

J’ai toujours cru à l’imprimé, sûrement parce que j’ai été éduquée comme ça. Il y a des gros lecteurs chez moi. On aime beaucoup les publications scientifiques, les contenus pointus, la littérature classique etc. Et ça oblige souvent à aller vers le papier. Lire est quelque chose de normal dans mon environnement familial et je sais que ce n’est pas forcément le cas pour tout le monde. J’avais donc déjà cette appétence là, mais travailler dans les Industries Graphiques m’a permis de mieux comprendre les ficelles de la fabrication et aussi d’avoir une idée plus juste des impacts comparés du print et du numérique. Le but n’était d’ailleurs pas d’opposer deux camps, mais de voir comment ils pouvaient fonctionner ensemble. Il est vrai que lors de mon cursus d’étudiante, c’est de la communication et du marketing digital qu’on nous apprend. Ces métiers évoluent certes très vite, ils ont évidemment un avenir très important, mais je trouve qu’on s’y perd vite. Il y a une instabilité et une sensation de « perte de contrôle » dans le monde digital qui me gênent. Avec l’arrivée récente du métavers et de l’Intelligence Artificielle (IA), ce sentiment s’est exacerbé et j’ai ressenti le besoin de revenir à des choses plus traditionnelles. Plus rassurantes aussi, en un sens. Je pense qu’il y a à la fois la peur de voir nos activités se déshumaniser et l’envie de prendre du recul par rapport à ce trop-plein de numérique. Contrairement à ce qu’on pense, c’est un phénomène qui est à mon avis plus porté par ma génération que par les précédentes : être sollicité sans arrêt, recevoir des notifications en continu et se sentir contraint de répondre à tout, cela génère de la fatigue et cela nous montre à quel point on est allés trop loin. Finalement, je vois davantage de gens accroc’ à leur téléphone qui ont dix à quinze ans de plus que moi. J’ai l’impression que les comportements qui rompent avec ça viennent avant tout des jeunes générations. Le Covid a certainement accéléré le phénomène : il y a une envie de vivre et de se détacher des écrans.

Qu’est-ce qui a distingué votre candidature, à votre avis ?

Le fait que j’aie multiplié les angles d’approche, à la fois sur le print en tant que tel mais aussi via un focus sur l’IA, a visiblement joué en ma faveur. Mais il y a aussi beaucoup de choses qui n’ont pas été dites, le sujet est tellement vaste que j’aurais voulu en dire plus encore. Pour moi le point central c’est vraiment de se servir du digital pour valoriser le print, rappeler que ce n’est pas – désolée pour l’expression – un « truc de vieux » [RIRES]. Faire la démonstration de sa modernité et être convaincu qu’il y aura un retour à la matérialité, dans un monde où il y a certainement trop de numérique aujourd’hui. Les tendances RSE nous y aideront, par ailleurs : cela prendra peut-être des années, mais je pense qu’à terme nous arriverons à faire entendre nos efforts écoresponsables, parce qu’ils sont déjà concrets et faciles à démontrer. Le monde du digital, lui, est à l’inverse encore assez nébuleux et il n’est pas prêt à détailler ses impacts comme nous savons le faire. Cela ne veut pas dire que tout soit parfait dans le monde du print : il faut certainement valoriser encore un peu plus les approches d’écoconception, éviter les procédés de fabrication/finition les moins vertueux, ne pas pelliculer quand c’est possible etc. Mais je suis persuadée que ce n’est qu’une question de temps pour aller vers ce type de progrès.

La notion « d’attractivité » est très débattue dans notre secteur, au regard notamment des besoins de recrutements, ou encore de transmission, qui sont prégnants aujourd’hui. Quel est votre regard sur les difficultés de nos métiers à attirer ?

Le monde de l’imprimerie a encore du mal à parler de lui. Il s’agit forcément de métiers très anciens, qui s’appuient sur beaucoup d’habitudes et de certitudes. C’est une force, mais peut-être qu’on a pris trop de choses pour acquises, jusqu’à se laisser déborder par l’arrivée du digital. Pourtant, chez Loire Impression, dès que nous avons commencé à mettre en place une véritable stratégie digitale, pour communiquer et mettre en avant nos métiers, nos produits, on a vu beaucoup de retours positifs et on a commencé à fédérer. Paradoxalement, cela a permis d’humaniser notre image : montrer les gens derrière les machines, valoriser nos savoir-faire etc. Nous développons aussi des campagnes marketing print, pour fidéliser notre clientèle ou mettre en avant un produit par exemple, et les retours sont sans appel : les gens nous disent que ce que l’on fait est magnifique et témoignent d’un véritable intérêt pour nos métiers. Nous savons que les volumes de production diminuent, mais c’est justement l’occasion de valoriser l’imprimé comme quelque chose de qualitatif, de presque luxueux. Arrêter de produire en masse pour mettre des flyers sur des parebrises, cela nous permet de nous interroger sur le sens de ce que nous faisons, pour aller vers des produits plus soignés et mieux ciblés.

« Cela prendra peut-être des années, mais je pense qu’à terme nous arriverons à faire entendre nos efforts écoresponsables. »

Le prisme par lequel beaucoup de jeunes orientent leurs choix professionnels tient à la politique RSE/environnement de l’entreprise. Est-ce que les gens que vous côtoyez – et plus particulièrement ceux de votre génération – vous font le reproche d’avoir un choisi un métier qui ne serait pas ‘écolo’, ou est-ce qu’au contraire, c’est une idée reçue qui tend à reculer selon vous ?

J’observe qu’on me fait les deux types de remarques. Mais ce qui est certain, c’est que lorsque l’on prend le temps d’expliquer ce que nous faisons et quels impacts peuvent être attribués à l’imprimerie d’une part, et à la communication numérique d’autre part, les gens – y compris les plus jeunes – sont très réceptifs et ouverts à d’autres opinions. Les lobbys du digital ont certes contribué à installer des idées reçues dans la tête des gens, mais on voit un retour de balancier : dès que l’on rentre un peu dans le détail, le discours caricatural du papier tueur d’arbres et de la dématérialisation vertueuse tombe vite. C’est là qu’on se rend compte que tout ce que notre secteur a fait – labels, approches RSE, protection des forêts, nouvelles normes de traçabilité etc. – porte ses fruits : à condition de communiquer, on arrive à convaincre. Dans le même temps, les impacts du numérique commencent à être mesurés et reconnus ; qu’il s’agisse d’environnement ou de protection des données, les gens commencent à avoir des exigences, ce qui n’était pas du tout le cas lorsque les réseaux sociaux sont arrivés. Que l’on soit sensibilisé à ces questions beaucoup plus jeune fera forcément bouger les lignes. La difficulté pour les métiers du print, c’est de communiquer sans greenwasher, parce que la limite entre les deux est toujours plus fine que ce que l’on croit.

Il y a dans nos métiers une culture de l’outil, qui se traduit souvent par une focalisation sur la technique et les machines. Au point parfois que le dialogue avec les clients devient plus compliqué, parce que cette connaissance s’est perdue chez nombre d’acheteurs. Faut-il selon vous également changer sa façon de parler aux clients ?

Il est vrai que le digital n’a jamais parlé de cette façon à ses cibles. On ne vante pas la puissance des téléphones, des ordinateurs ou des tablettes, avec des termes compliqués. On nous montre ce que l’on peut faire avec et c’est à peu près tout. Loire Impression fait en tout cas cet effort de simplification du vocabulaire, via nos commerciaux notamment, et c’est en partie ce qui nous permet de fédérer autant. Pour que les gens se réintéressent à ce que l’on fait, il faut parler à tout le monde. Il est certain qu’en faisant ce type de concessions, ça peut être frustrant pour les techniciens les plus portés sur les capacités de nos machines, parce qu’ils sont passionnés et détenteurs de savoir-faire magnifiques, mais je pense en effet qu’il faut s’attacher à être entendus. L’important je pense, c’est de rester dans le bénéfice client : comprendre leur demande et la traduire dans la meilleure équation industrielle pour eux, en leur expliquant ce qu’ils vont y gagner. Tant sur le plan de la fabrication, du prix, de la qualité, de l’écorespensabilité etc. Le défi sera d’être transparent sur ces points-là alors que sur des questions environnementales par exemple, la responsabilité d’autres acteurs/fournisseurs entre en jeu : savoir d’où vient le papier, d’où viennent les encres etc. Ces paramètres sont d’autant plus complexes à gérer que les réglementations ne sont pas les mêmes partout dans le monde. Mais là encore, nous progressons vite et il faudra avoir à cœur de se féliciter de cette transparence, qui n’existe pas dans le digital à ce jour et qui permet de mieux faire accepter nos prix à nos clients. Plus on lui donne des éléments, plus on est légitime à valoriser ce que l’on fait, parce qu’on fait la démonstration d’une véritable démarche réfléchie et responsable.

Pascal Bovéro – “Les imprimeurs se sentent étranglés”

Cet article est livré en avant-première. Il est à paraître dans Acteurs de la Filière Graphique n°137 (1er trimestre 2022).


C’est une évidence : la situation est exceptionnellement tendue, la faute à la rareté prolongée du papier, à la flambée des prix de l’énergie et des consommables et bien sûr au contexte économique hérité du conflit ukrainien. Nous faisons le point avec Pascal Bovéro, Délégué général de l’UNIIC, qui pointe la nécessité de faire corps collectivement, alors que l’insistance de la demande pour une reprise de la communication imprimée doit aussi nous rassurer.

Les tensions d’approvisionnement qui affectent les marchés des papiers/cartons prennent un tour durable et désormais critique. Comment l’expliquer ?

La situation est effectivement extrêmement difficile. Ce qui nous a trompés, c’est que le prix de la pâte marchande a d’abord évolué à la hausse, puis s’est stabilisé avant d’amorcer une légère décrue à l’automne dernier. Nous avons pensé, à ce moment-là, que cette décrue du prix de la pâte marchande augurait d’une décrue plus générale, qui se vérifierait sur l’ensemble des marchés de matières premières et de la transformation papetière en particulier. Force est de constater que la tendance haussière s’est à nouveau imposée. Il y a indiscutablement eu un phénomène conjoncturel : une demande en pleine explosion due à une relance technique brutale, d’abord localisée dans le sud-est asiatique, entraînant un déséquilibre mondial et une forte tension. Mais certains ont oublié que nous étions sur des marchés qui sont spéculatifs : nous connaissons l’adaptation constante d’un monde papetier concentré, à la demande mondiale… Nous savons par ailleurs que le secteur graphique n’est plus perçu comme porteur pour le secteur papetier. Les producteurs ont donc au fil des années repensé leurs modèles d’affaires et l’équilibre de leur exploitation, les conduisant à s’interroger sur l’avenir du papier à usage graphique, estimant à juste titre qu’il y avait une surcapacité de plusieurs millions de tonnes par an par rapport à une demande finale décroissante. Ils ont ainsi rationnellement transformé des lignes de production pour migrer vers de l’emballage, le carton ondulé, le secteur de l’hygiène, plus porteurs. Ces acteurs ont choisi de faire le pari du couple décarbonation/diversification surtout sur des sortes de papiers trop associées à une volumétrie indifférenciée (l’imprimé publicitaire par exemple). À l’exception de quelques papiers très techniques, il s’en est suivi une diminution généralisée de la capacité de production sur les principales références graphiques. Conduit de manière concertée, le mouvement de reconfiguration du paysage papetier s’en est trouvé accéléré et amplifié.

“Les marchés que perdent les
imprimeurs les conduisent à nouveau
en situation de sous-activité, alors
que la demande, elle, est bien là.”

Comment cela se traduit-il pour les imprimeurs ?

Cela dépend des profils mais les industriels de la rotative, les premiers à être percutés, ont vu en un an les prix exploser de manière erratique, avec des délais de livraison imprévisibles, notamment sur le 80 grammes. On a vu des références papier tarifées à 680 euros la tonne début 2021 qui ont presque doublé à ce jour. Cette catégorie d’acteurs travaille essentiellement sur des produits tels que l’imprimé publicitaire, la presse, les catalogues et les flyers et sont équipés de presses 16, 32 ou 48 pages, soit des investissements extrêmement lourds taillés pour de la production de masse. Ils se positionnent sur des marchés encadrés, avec signature contractuelle, et aujourd’hui ils se sentent étranglés. D’autant qu’est venue s’ajouter une hausse folle des prix des consommables – les plaques ont subi + 48 % en six mois, mais les colles ont également subi de fortes hausses – avec dans le même temps une flambée hors de contrôle des prix de l’énergie. Tant l’électricité, dont on connait les aspects régulés et non-régulés, que le gaz qui vient notamment alimenter les sécheurs des imprimeurs rotativistes, ont atteint des niveaux tels que l’on voit refleurir de l’activité partielle. Car les marchés que perdent les imprimeurs les conduisent à nouveau en situation de sous-activité, alors que la demande, elle, est bien là. Ces rotativistes, dont la taille moyenne est un peu supérieure à une centaine de salariés, positionnés sur des marchés nationaux ou locaux, vivent une situation d’autant plus terrible qu’on a eu l’illusion d’une reprise technique en juillet dernier, mais elle a été partiellement freinée. La fermeture de certaines unités papetières, plus les grèves que nous avons pu observer [en Finlande chez le groupe UPM, NDLR] et bien sûr le conflit armé en Ukraine qui a des conséquences sur l’activité économique globale et sur le secteur graphique en particulier, achèvent de noircir un ciel déjà chargé.

Ces hausses de prix peuvent-elles être absorbées et répercutées dans les prestations des imprimeurs ?

Pas toujours non, loin de là. Un exemple très parlant : nombre de nos adhérents, de taille moyenne, rotativistes ou imprimeurs feuille, travaillent pour les marchés publics sur des accords-cadres. C’est-à-dire qu’ils se positionnent sur une durée prédéterminée pendant laquelle l’acheteur public s’engage à lancer des bons de commande sur des spécificités, sans avoir à relancer des consultations, le tout étant régi par le code des marchés publics. Ce sont essentiellement des accords-cadres régionaux pour un périodique, une campagne d’affichage etc. Or, rares sont les acteurs publics qui intègrent aujourd’hui les indices officiels d’évolution portant sur les matières premières ou l’énergie. Parce que les contrats ont été validés et engagent les parties parfois sans clauses de révision ou alors adossées sur des indices synthétiques publiés par l’INSEE, non-représentatifs ou en retard par rapport à l’évolution folle que nous vivons, de telle manière que cela amène certains de nos adhérents à ne pas servir l’accord-cadre sur lequel ils se sont positionnés, avec les conséquences juridiques qui y sont associées.

“Ce qui se passe est contracyclique par rapport au message que nous envoie la demande : il y a une appétence pour notre support et il faut s’en réjouir. Mais ne pas pouvoir y répondre est un crève-cœur.”

Quels risques encourent les entreprises dans ces cas-là ?

Ils risquent d’être condamnés pour inexécution, mais soit ils prennent ce risque, soit ils travaillent très clairement à perte. Ce qui est interdit, mais la situation est tellement aléatoire que nous ne sommes sûrs de rien. On en est à se dire qu’il ne faudrait accepter aucun marché public sans clause de révision permanente avec des formules paramétriques. De l’autre côté, les papetiers, fournisseurs de plaques et distributeurs de consommables vous disent : ‘Je ne pourrai vous annoncer un prix que lorsque je vous aurai livré, dans six mois’. Il s’agit donc de la pratique des devis ouverts dont la légalité est douteuse. Comprenons bien que si l’on parle de hausses de prix de près de 50%, cela ne peut pas être supportable. Par ailleurs, le marché du livre, une grosse partie du marché des périodiques et une partie du marché des imprimés publicitaires, fonctionnent à 50% sur du papier fourni par les donneurs d’ordre. Qu’il s’agisse de print managers pour l’imprimé publicitaire, d’éditeurs de périodiques ou de livres, ils ont eu les moyens de faire de la veille, d’anticiper et de faire stocker ces stocks de sur-précaution par les imprimeurs, ce qui change complètement la donne en termes de coûts d’immobilisation. Cela génère des inquiétudes chez nombre d’imprimeurs qui peinent à gérer la situation. Sur 1 750 000 tonnes de papier traité en France, 51% du volume est fourni par le donneur d’ordre, sans marge possible : ni pour la transformation du papier, ni pour le stockage. Cela génère des difficultés économiques importantes et voit nombre d’imprimeurs peiner à assurer les commandes, même quand le papier est physiquement disponible et que la demande est là. Cela veut dire que l’activité classique consistant à laisser une trace sur le papier peut en subir les contrecoups et baisser encore, tendanciellement. Aujourd’hui, les entreprises ne se demandent pas si elles vont licencier – au contraire, elles ont besoin de forces vives – mais certaines se demandent si elles ne vont pas devoir déposer le bilan. C’est d’autant plus terrible que ce qui se passe est donc contracyclique par rapport au message que nous envoie la demande : il y a une appétence pour notre support et il faut s’en réjouir. Mais ne pas pouvoir y répondre est un crève-cœur.

Vous avez évoqué la hausse des prix de l’énergie, là encore, comment expliquer une telle flambée et peut-on entrevoir un retour à des niveaux supportables ?

Sur l’énergie, nous vivons une situation absolument folle. Elle l’était déjà avant la crise ukrainienne. Les causes en sont complexes et multiples. La France est le pays le plus nucléarisé du monde, elle exporte son électricité à «prix étudiés » en Allemagne notamment. En outre, des contrats très particuliers ont été passés par certains de nos adhérents, quittant un opérateur bien connu pour aller vers des prestataires privés, alléchés par des arguments attractifs qui malheureusement s’avèrent souvent trompeurs. Par ailleurs, une surconsommation électrique dans certaines zones du monde a fait exploser le prix du Kw/h. Entre janvier et mars de cette année : 48 % de hausse ! L’UNIIC a sollicité le comité des approvisionnements à Bercy et l’Etat souhaite réactiver des leviers de régulation qui permettront, souhaitons-le, non pas de tout régler probablement, mais au moins de faire respirer des industriels économiquement contraints. Hélas, les tensions s’accumulent : à partir du moment où l’aluminium est au niveau où il en est, le prix des plaques – rappelons là encore qu’il n’y a que trois fournisseurs de plaques – explose lui aussi : entre 45 et 60 % de hausse en cinq mois. Faute d’un retournement rapide, c’est un coup porté à la moyenne et haute volumétrie offset, lorsque l’impression numérique jet d’encre à courts tirages ne pose pas ce genre de problèmes. Idem d’ailleurs sur le papier : il est plus facile de s’approvisionner sur de moindres volumes. Dès lors, on sent bien que lorsque les renouvellements de matériels s’opèreront – à l’image de ce qui s’est déjà passé sur le petit format – à l’aune de la prochaine Drupa, ce n’est pas l’offset qui en profitera.

“Un centre technique multiprocédés dédié au secteur serait nécessaire aujourd’hui : pour réfléchir, pour tester, pour accompagner tant sur le plan économique que stratégique.”

La crise multifactorielle que nous vivons pourra donc accélérer un phénomène de mutation industrielle ?

Cela aura en effet des conséquences, ne serait-ce qu’en termes de compétences et d’organisation interne. Cela pose surtout la question de ce que l’on fait d’un matériel taillé pour de la haute volumétrie : peut-on reconditionner les machines ? Comment peut-on aider les entreprises à pivoter stratégiquement et assurer un renouvellement d’équipements ? C’est bien pour cela qu’un centre technique multiprocédés dédié au secteur serait nécessaire aujourd’hui : pour réfléchir, pour tester, pour accompagner tant sur le plan économique que stratégique… Il faut dépasser l’approche ‘consulting’ et ce n’est pas à l’UNIIC de dire aux entreprises ce qu’elles devraient faire et ce dans quoi elles devraient investir. En revanche, nous devons leur donner les outils pour prendre des décisions aussi éclairées que possible. De plus, quand un secteur comme le nôtre suscite – partiellement à tort, d’ailleurs – la défiance des acteurs financiers, vous êtes contraints de dégager des marges pour vous autofinancer. Mais comment faire si vous êtes pressuré de toutes parts ? Il ne faut pas raconter d’histoires : même pour une machine de moyenne gamme en impression numérique jet d’encre, les prix s’établissent autour du million d’euros. De tels investissements nécessitent donc des taux de rentabilité absolument hors d’atteinte en ce moment, pour nombre de nos adhérents pourtant solides financièrement. Et c’est certain : dans ces cas-là, ils ne rémunèrent plus leurs risques.

Y a-t-il un risque de ne pas pouvoir assurer dans de bonnes conditions l’impression des professions de foi, à l’aune des échéances électorales qui approchent ?

À court terme, il n’y a pas de danger pour assurer la propagande électorale. Du moins, pas pour les Présidentielles dans un premier temps. Avec des mandataires, l’Etat est allé chercher des papiers très loin de nos frontières, notamment en Indonésie. Pas du tout en Europe du Nord. Cela se fait au prix d’une traçabilité du papier certainement moins ‘clean’ mais priorité a été donnée à la disponibilité… En tout état de cause, il ne devrait pas y avoir de problèmes pour les douze candidats qui ont obtenu leurs parrainages : si les tarifs restent à négocier, et l’UNIIC y travaille bien évidemment, le volume de papier sera là pour assurer la propagande électorale.

Est-ce à dire que la sortie de crise ne pourra s’envisager qu’en conséquence d’une baisse de la demande ?

Nous n‘y échapperons probablement pas. Encore une fois, certains ne manqueront pas de se dire qu’il y a des risques à travailler sur support physique puisque la matière n’est pas là. A l’inverse, le digital offre des garanties évidentes en ce genre de circonstances. Mais s’il y a une rareté organisée de l’offre papetière, il y aura de fait une rareté de l’offre de recyclé et donc la fragilisation de tout une boucle de production… Il ne faut toutefois pas négliger des scénarii plus favorables. Si la crise ukrainienne trouve une porte de sortie, même partielle, le pétrole va retomber à des niveaux de prix plus supportables et dans son sillon, toute l’énergie va alors commencer à plafonner ou régresser. Cela augure souvent d’une tendance baissière relativement généralisée qui entraîne avec elle les autres matières premières. Mais il ne faudrait pas que le rééquilibrage tarde de trop, parce que les tarifs actuels ne nous permettent pas d’attendre très longtemps… Je suis bien incapable de dire à quel point cette situation est durable mais l’on sent bien que si la conjoncture reste à ce point défavorable, les unités papetières se poseront la question : quels marchés puis-je continuer de servir ? Certains se la posent déjà très sérieusement, dans la mesure où justement, ils servent les imprimeurs dans des conditions compliquées et voient leurs relations avec eux se tendre considérablement.

“Il ne faut pas abandonner l’idée de consolider le secteur par de l’ingénierie financière et industrielle, possiblement un jour avec un établissement financier dédié, comme cela existe en Allemagne.”

Il y a un sentiment de fatalité qui émane de cette situation… A-t-on malgré tout des leviers d’action pour agir ?

La haute volumétrie indifférenciée, et la stratégie de l’offre avec elle, vit possiblement la fin d’un cycle. Il faut pouvoir l’entendre sans pour autant considérer que l’avenir est sombre, c’est loin d’être le cas. Ce que l’on essaie modestement de faire consiste à mailler les entreprises entre elles, plutôt que d’encourager l’investissement sans avoir de visibilité suffisante. Les entreprises les plus fortement capitalisées peuvent résister, celles qui ne le sont pas risquent d’aller à la cessation de paiement, sauf dispositifs d’aides mis en place par l’Etat, ce qui n’est pas exclu aujourd’hui. Mais si nous voulons être proactifs et ne pas subir les événements, soyons dans la collaboration et la cotraitance intelligente, avec dans de cas-là de possibles investissements partagés. Ce n’était guère imaginable il y a dix ans, mais c’est une option à prendre très au sérieux aujourd’hui. Cela implique aussi un phénomène de concentrations et de fusions : on ne peut pas faire autrement. Il ne faut pas non plus abandonner l’idée de consolider le secteur par de l’ingénierie financière et industrielle, possiblement un jour avec un établissement financier dédié, comme cela existe en Allemagne. Et c’est bien par ce biais que nous pourrons améliorer la cotation du secteur, le tout dans un contexte où, je le répète, l’appétence pour le papier est sensible et alors que le digital est pour sa part de plus en plus décrié. C’est bien là le paradoxe cruel de cette situation : l’envol de la demande depuis des mois prouve combien nous répondons à un besoin réel, ancré dans les territoires et signe d’un besoin de respiration face à un trop plein de numérique. Encore faut-il nous laisser les moyens d’y répondre…

Protection des données personnelles – Une régulation nécessaire aux effets pervers

Cet article est paru dans Acteurs de la Filière Graphique n°135 (octobre 2021)


Alors que tant appellent à contraindre des GAFAM hyper dominants dopés à la data, peut-on seulement échapper à leur emprise ? La volonté de leur opposer des limites n’a-t-elle pas davantage mis en difficulté des structures de taille plus modeste ? De paradoxes en effets pervers, la nécessaire protection des données personnelles apparaît comme un défi encore loin d’être réglé…

Nous serions tentés d’être taquins et de rappeler qu’il y a peu, visiblement désireux de se passer des services d’Apple et de Google par souci d’indépendance, l’État français s’est obstiné à élaborer en s’isolant une application StopCovid (devenue TousAntiCovid) incompatible avec des modèles de smartphones dits « trop anciens ». Un retard à l’allumage qui n’aura été que partiellement comblé, au gré notamment de problèmes d’interopérabilité persistants, grâce à une application de remplacement encore imparfaite mais qui dépassait enfin les vingt millions de téléchargements fin juin 2021. Une « victoire » ô combien laborieuse donc, qui souligne cette triste réalité : à parfois trop vouloir s’émanciper de la mainmise des GAFAM, fût-ce sur le fond pour des raisons très légitimes, on ne se rend la tâche que plus ardue encore.

« Les logiques de marketing et de communication nourries à la data sont en train de s’imposer, bien au-delà des seuls géants du Web. »

Le numérique, un accélérateur de monopoles ?

La chose vaudra également (et vaut probablement déjà) en matière de régulation des flux de collecte et de traitements des données personnelles. Car si « souveraineté numérique » il doit y avoir, elle ne saurait s’affranchir à ce jour d’une emprise oligopolistique qu’il s’agit à ce stade surtout d’encadrer, plus que de déconstruire. S’il est à parier que quelques fiers étendards de la « French Tech » réussiront à s’imposer sur des terrains encore laissés libres (entre autres co-constructions européennes, que certains souhaitent pouvoir opposer aux leaders américains), il serait malvenu d’ignorer combien l’espace numérique – aussi ouvert et foisonnant soit-il – est par nature générateur de simili-monopoles, dont certains sont d’évidence très bien installés. « Aucune société européenne n’est actuellement en mesure de modifier le rapport de force économique et industriel mis en place par les sociétés américaines et chinoises. Qu’il s’agisse des GAFAM, des NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber), de leurs équivalents chinois, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), ou encore de Huawei ou ByteDance, du fait de leur puissance économique et de leur extension dans l’ensemble des champs économiques et sociaux, ces entreprises ont acquis un pouvoir politique qu’aucun autre acteur industriel n’avait pu acquérir jusqu’ici » écrit notamment  Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique, dans une tribune intitulée « Souveraineté numérique : quelles stratégies pour la France et l’Europe ? ». Dès lors en effet que l’efficience des services en ligne est décorrélée de toute notion de dépendance géographique (et en l’occurrence, vous n’aurez besoin que d’une connexion stable pour utiliser Google, peu importe que vous vous situiez au beau milieu d’une mégalopole ou en rase campagne), c’est le prestataire dominant qui absorbe l’essentiel des requêtes sur le Web. De la même façon que Youtube n’a rapidement plus toléré de concurrent sérieux (Dailymotion – une création française – aura pourtant essayé), Amazon écrase le marché du e-commerce avec 22 % de parts de marché (hors alimentaire) et un chiffre d’affaire plus de deux fois supérieur à celui de son dauphin, Cdiscount. A l’inverse, les services de proximité dits « physiques » sont des facteurs précieux de diversité : là où les leaders du numérique tentent de centraliser l’activité (commerciale, publicitaire, économique etc.) en leur sein, les acteurs de la proximité ont pour mission d’assurer un maillage géographique des services suffisant pour offrir une qualité de vie décente au plus grand nombre. Pour autant, qu’on ne s’y trompe pas : la data de leurs clients et usagers les intéresse tous. Ce n’est peut-être pas encore le cas de votre boulanger de quartier (quoique), mais les logiques de marketing et de communication nourries à la data sont en train de s’imposer, bien au-delà des seuls géants du Web…

« En appliquant à ses supports de communication numériques un algorithme de recommandation, Picard peut décliner 1283 combinaisons de messages, selon les affinités perçues des cibles visées. »

Soucieux d’ultra-personnaliser ses approches numériques, l’enseigne Picard s’est dans le même temps attachée à positionner le papier sur des formats magazines de qualité.

Transformation « Data-driven » : le cas Picard

Il est des acteurs pour lesquels la transformation numérique n’est pas une option : avec 1036 magasins en France et une présence sur Internet dès l’année 2000 avec un site de vente en ligne, Picard est davantage un poids lourd de son secteur qu’une petite entreprise de quartier. C’est pourtant un véritable acteur de proximité qui a déjà axé une part majeure de son développement sur du retraitement de data qualifiée. Démonstration en fut faite durant l’assemblée générale du Syndicat National de la Communication Directe (SNCD), alors sur le point d’être rebaptisé DMA France : première analyse de tickets de caisse en 2011, premiers tests CRM et assortiments différenciés selon les typologies de magasins en 2013, lancement d’un programme fidélité en 2017 et premières communications segmentées/personnalisées selon les profils de clients en 2018. Picard a déjà fait du chemin et n’entend pas en rester là. Alors en effet que les stratégies de segmentation ont déjà porté leurs fruits (la marque ayant constaté une nette amélioration du taux de conversion à l’achat des produits mis en avant, via des communications segmentées), l’enseigne n’hésite pas à qualifier clairement son objectif : « aller vers le one-to-one » en poussant aussi loin que possible les logiques de communication et de recommandations personnalisées. Or, quelle meilleure arme que l’analyse data pour y parvenir ?

Le print encore incontournable pour parler aux masses

En faisant appel à Equancy, un cabinet de conseil spécialisé dans la transformation digitale, la marque conditionne aujourd’hui plus que jamais son évolution à son niveau de connaissance de ses clients. Dit très simplement : les comportements d’achat sont scrutés et analysés pour développer un algorithme de recommandation aussi pointu que possible. A ce jour, en appliquant à ses supports de communication numériques un algorithme de recommandation, Picard peut décliner 1283 combinaisons de messages, selon les affinités perçues des cibles visées. Un chiffre que l’enseigne ne désigne pas comme un plafond, mais comme une étape vers le « one-to-one » qu’elle appelle de ses vœux. Si l’objectif est posé, la stratégie de Picard assume une réelle scission entre l’hyperpersonnalisation de recommandations 100 % digitales et le maintien du print dans une logique de média de masse, porteur d’un socle commun d’informations. A ce titre, Picard édite, en marge de ses traditionnels catalogues produits imprimés, un magazine papier de brand content doté d’une ligne éditoriale solide : on y trouve des recettes, des conseils, des dossiers, des portraits etc. Si l’on voulait schématiser, l’on pourrait alors dire que le numérique est ici pensé pour parler à chacun, quand le print se veut parler à tous. C’est là un parti-pris stratégique particulier, en ce sens que le papier aurait lui aussi pu être le réceptacle (et le véhicule) d’une volonté de segmenter/personnaliser la communication, moyennant le recours à de l’impression numérique calibrée pour faire du versioning. L’enseigne semble donc vouloir à ce stade exclusivement flécher la data qu’elle s’applique à collecter, traiter et retraduire, vers ses supports et applications numériques, sous forme de recommandations personnalisées. Mais c’est une évidence : de tels objectifs ne vont pas sans leur lot d’obligations réglementaires…

On ne plaisante plus avec le RGPD

Après un temps d’ajustements, le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) entend se faire respecter. D’après une analyse d’Atlas VPN, près de 650 sanctions (soit près de 300 millions d’euros) ont été infligées par les autorités des pays membres de l’Union européenne entre mai 2018 et mai 2021 et la France fait partie des pays les plus zélés en la matière : citons notamment les sanctions prononcées par la CNIL qui ont visé Google (50 millions d’euros : un record) le groupe Carrefour (2,25 millions d’euros) ou très récemment Brico Privé (500 000 euros). Si les deux premiers cas entendent démontrer combien les gros poissons sont les cibles les plus prisées, celui de Brico Privé rappelle que les structures relativement plus modestes ne sauraient échapper au tamis réglementaire. Pire encore : au regard de ce qu’elles sont, elles paient proportionnellement plus cher leurs manquements que les GAFAM. En l’occurrence, Brico Privé n’aura pas eu besoin de commettre de lourdes fautes (on ne parle effectivement pas là d’espionnage ou de fuites massives des données), mais n’aura – comme tant d’autres – pas su serrer la vis en termes de bonne gestion de la data : s’assurer du consentement dûment renouvelé de ses cibles, ne pas conserver les données collectées au-delà du temps nécessaire ou encore garantir la sécurité des systèmes de stockage. Des erreurs qui – soyons clairs – sont d’autant plus répandues qu’elles réclament des moyens et compétences que tout le monde n’a pas encore et placent les structures les moins armées en situation d’insécurité juridique. C’est là une des missions portées par la FEDMA (Federation of European Data & Marketing) et ses déclinaisons à l’échelle nationale, dont DMA France (anciennement, le Syndicat National de la Communication Directe) : la FEDMA appelle en effet à « une mise en œuvre équitable et efficace du RGPD ». C’est bien le mot « équitable » qui apparaît important ici, car il laisse entendre combien mettre en place les bonnes pratiques, tant en termes techniques qu’humains, s’avère plus ou moins accessible, selon les moyens dont on dispose.

« Il y a cette balance à respecter entre d’un côté les droits des personnes et de l’autre, les intérêts commerciaux légitimes d’une entreprise à prospecter. Or, on tend à ne plus retenir qu’une part de l’équation. » Nathalie Phan-Place (Secrétaire générale de DMA France)

Le consentement, un prérequis absolu ?

Pour autant, lorsque l’on demande aux organismes concernés quelles formes d’inéquités il s’agirait de déconstruire, il est dans un premier temps surtout question de rappeler les équilibres qui lient le communicant/prospecteur à l’usager… « Le RGPD est censé permettre un équilibre entre les droits des personnes et les obligations des entreprises. Dans le prolongement de ce que définissait déjà la loi Informatique et Libertés depuis une directive qui date de 1992, il y a notamment la notion d’intérêt légitime pour l’entreprise qui entre en jeu : c’est ce qui permet de prospecter quelqu’un, sous certaines conditions, sans consentement préalable. Le RGPD reprend ce principe et précise bien qu’il y a cette balance à respecter entre d’un côté les droits des personnes et de l’autre, les intérêts commerciaux légitimes d’une entreprise. Or, on tend à ne plus retenir qu’une part de l’équation, les autorités de contrôle ayant tendance à ne plus s’inquiéter que du consentement du consommateur » regrette Nathalie Phan-Place, secrétaire générale de DMA France. Les cas où le recueil d’un consentement ne serait pas nécessaire, moyennant toujours toutefois la nécessité d’informer, concernent par exemple « la prospection par voie postale » ou celle qui vise à « honorer des obligations contractuelles » illustre-t-elle. Autrement dit : on ne saurait s’opposer à tout, même si le RGPD a indiscutablement induit un durcissement des règles pour plus de consentement, sur la base de principes déjà éprouvés au sein des précédentes réglementations en la matière. « Le RGPD introduit surtout l’obligation de proportionner les procédures de sécurisation de la donnée en fonction de leur degré de sensibilité et des risques qu’il y aurait à ce qu’elles fuitent » ajoute-t-elle. Malgré tout, pareil tour de vis réglementaire, a priori très favorable aux consommateurs désireux de protéger leur data, ne s’est pas traduit par un sentiment de sécurisation croissant. La faute cette fois à des rapports de force encore très disparates : car la situation est par nature inégale lorsque Google jouit d’une position d’ultra domination qui contraint une majorité à « consentir » au partage de données, faute de pouvoir accéder à des services devenus incontournables (Youtube, Gmail etc). Alors que pour une petite entreprise, le « risque » de voir l’utilisateur rebrousser chemin sans cliquer sur « accepter tout » est bien plus grand, en plus d’être possiblement définitif…

« Tous les pays ne font pas la même interprétation du RGPD, selon la culture des autorités de contrôle chargées de le faire appliquer, alors qu’il s’agit pourtant d’un règlement commun censé assurer une homogénéité. » Nathalie Phan-Place (Secrétaire générale de DMA France)

Un même règlement, mais des interprétations et des conséquences inéquitables

On peine ainsi à réguler des géants soumis à des règlements tentaculaires, lesquels finissent par sur-pressuriser les petits acteurs de façon presque collatérale, alors même que ce n’étaient d’évidence pas les premiers visés… Cette autre asymétrie est doublement problématique : à la fois parce qu’elle accentue les difficultés des entreprises les plus modestes – à rebours de ce pour quoi le RGPD a probablement été pensé, un comble – mais aussi parce qu’elle échoue encore à « protéger » le consommateur comme elle entend le faire. « Tous les pays ne font pas la même interprétation du RGPD, selon la culture des autorités de contrôle chargées de le faire appliquer, alors qu’il s’agit pourtant d’un règlement commun censé assurer une homogénéité. Le législateur a par ailleurs laissé beaucoup d’articles sur lesquels chaque État peut prendre des décisions différentes » précise Nathalie Phan-Place, le phénomène s’en trouvant naturellement amplifié dès lors que l’on parle d’entreprises hors Union Européenne… « Le RGPD s’applique à toute entreprise qui vient, soit prospecter des gens en Union Européenne, soit suivre leurs comportements. L’objectif était donc clairement d’inclure les GAFAM et ne plus leur permettre de se cacher derrière des législations hors UE. Mais dans les faits, elles s’y plient encore mal : malgré quelques amendes, leurs quality policy sont très loin des exigences de la CNIL en matière de protection des données en France par exemple, notamment sur les cookies » poursuit-elle, laissant deviner que si les GAFAM ont objectivement les moyens de s’acquitter d’amendes contestées du bout des lèvres, ce n’est pas une option pour de petites entreprises que des sanctions peuvent rapidement mettre en danger. « C’est aussi beaucoup plus handicapant pour les sites qui présentent leurs contenus comme étant gratuits, alors qu’en réalité leur modèle économique consiste à vendre des espaces publicitaires qualifiés aux annonceurs. S’ils ne parviennent pas obtenir le consentement de leurs utilisateurs, ils n’ont plus de données qualifiées à vendre et leur modèle économique tombe » précise la secrétaire générale de DMA France, dans un contexte où si l’information payante – pour le segment Presse notamment – gagne certes du terrain, elle reste minoritaire dans le flux de contenus lus et partagés sur le Web. Dernier paradoxe dans une situation qui n’en manque pas : les outils de vérification et de contrôle du consentement par exemple, sont souvent des extensions logicielles proposées par les GAFAM eux-mêmes, lesquels « marchandent » ainsi leurs services pour aider les autres à satisfaire aux exigences du RGPD… Tout en se rendant plus indispensable encore. La boucle est ainsi bouclée, trahissant derrière les quelques progrès et bonnes intentions que le RGPD aura drainé depuis sa mise en application, des inégalités grandissantes. Réguler l’espace numérique est donc un défi aussi urgent que complexe, mais il semblerait décidément que les réponses restent à écrire…

RÉFUGIER : un titre d’une perpétuelle actualité…

Parce que l’Imprimerie et le Livre ont de tous temps été les maillons d’une chaine de solidarité, l’UNIIC a soutenu le projet RÉFUGIER imaginé par un collectif constitué entre Patrick Chatet et l’Université de Clermont-Ferrand en lien avec notre centre de formation régional le lycée Lafayette.

Octobre 2017 : des familles et des jeunes migrants installent un campement de fortune à « Gergovia », dans les jardins et le parking de la faculté des lettres de l’université, à Clermont-Ferrand.

Le refuge s’organise. Une vie sociale s’imagine, précaire, fragile, exposée. Au fil des rencontres avec les étudiants et des luttes communes, une histoire de vies blessées et de voyages chaotiques se raconte.

Une histoire de solidarités et d’hospitalité s’écrit avec les bénévoles. Les archives de ce campement à l’université – récits, textes, photos, dessins – doivent être conservées : c’est toute la chaîne du livre qui en imprime la chronique et en porte la mémoire. Au sein d’un atelier animé par Alban Lefranc dans le cadre du Master Création littéraire de l’Université Clermont Auvergne, 2018-2019, RÉFUGIER collecte et restitue ces traces, ces instants et ces rencontres en trois carnets : Chroniques du campement Gergovia, Carnet de recherches et La chaîne du livre.

Alban Lefranc, écrivain, auteur dramatique, traducteur et scénariste, a publié Le ring invisible (Verticales) en 2013 et, en 2019, L’homme qui brûle (Rivages) et Steve Jobs – Théâtre (Quartett). Il a également créé la revue bilingue français/allemand, La mer gelée. Auteur en résidence à l’Université Clermont Auvergne en 2018‑2019, il a encadré les étudiants du Master de création littéraire pour l’écriture du carnet collectif Témoigner.

Ce très bel ouvrage constitué de trois fascicules sous coffret sera offert aux participants lors de notre congrès Libres impressions et remis par Georges Sanerot, Président de l’AFILI (Agence Francophone de l’Innovation pour le Livre Imprimé).